Quelques années après la chute de Grenade en 1492 et le renforcement de la royauté ibérique chrétienne, qui a succédé au califat musulman d’Al-Andalus, les expéditions vers l’Amérique latine ont commencé. Au fil des siècles, des habitudes culinaires héritées de l’Andalousie, elles-mêmes empreintes de traditions arabes, musulmanes et nord-africaines se sont mêlées aux traditions locales, pour faire partie intégrante du terroir. De nouvelles variétés de légumes ont été introduites en outre-Atlantique et d’autres ont été amenées en Méditerranée, influençant ainsi les mets traditionnels de part et d’autre.
A ce titre, l’Institut de recherches historiques à l’Université nationale autonome du Mexique éclaire davantage sur ce brassage culinaire, à travers la contribution de Xavier Domingo. Dans son article «La cuisine précolombienne en Espagne», le chercheur écrit que le terroir du royaume ibérique connu à ce jour «n’existerait pas sans l’apport de produits apportés en Europe, à partir de ce qu’on appelait les Indes».
C’est cette mobilité qui a permis la diffusion d’une vingtaine de nouvelles espèces végétales en Europe, à commencer par la tomate, la pomme de terre, la patate douce, le poivron et le maïs, qui ont été introduits également au terroir de l’Afrique du Nord.
Des échanges agricoles qui révolutionnent les cuisines du monde
Autant dire que les fruits et légumes de l’Amérique précolombienne ont révolutionné le potager et les assiettes, d’autant que beaucoup sont devenus indispensables aux préparations ancestrales de la région, du couscous marocain au tajine, des pâtes italiennes à la sauce tomate à la paëlla espagnole, en passant par les mets sucrés-salés et caramélisés, développés sur la base de recettes andalouses.
En effet, nombre de ces composantes ont été «inconnues avant 1492 et au-delà, puisque l’introduction de nouveaux produits, à l’exception des pommes de terre et du chocolat, a été très lente», ce qui dénote de l’évolution des pratiques et de l’anthropologie culinaire au fil des siècles.
Pour retracer la richesse de ces usages et de ces brassages, Xavier Domingo revient à des sources anciennes, notamment le réceptaire catalan de la cuisine médiévale du début du XIIe siècle, «Llibre de Sent Soví», découvert et publié par le professeur Rudolf Grewe, ou encore le «Llibre de Coch» de Ruperto de Nola, qui a regroupé des recettes catalanes vers 1490 et dont la plus ancienne édition imprimée conservée date de 1520, à Barcelone. Il se réfère aussi au «Traité de l’alimentation» (Kitab Al-Agdiya) d’Abu Marwan Ibn Zuhr, ainsi que le «Livre de l’agriculture» d’Ibn al-Awam.
Il note que de leur côté, les cultures introduites par les espagnols en Amérique «sont celles que l’on peut qualifier d’économiques, comme la canne à sucre, le blé et la vigne». Selon Xavier Domingo, il s’agit de productions «destinées à la culture intensive et au commerce entre les colonisateurs eux-mêmes, dont les habitudes alimentaires quotidiennes et les coutumes comprenaient le sucre, le pain de blé et le vin». Les conquistadors ont amené également la vache, le cochon et la chèvre, le poulet et le lapin.
Vallée de l’Urubamba dans les Andes du Pérou
«Ils ont aussi apporté des aubergines, de la coriandre, du blé, des raisins, des oignons, de l’ail, des épinards, du persil, du riz, des haricots, des pois chiches, des lentilles, du sésame, du cumin, de l’origan ; et des fruits tels que les pêches, les raisins secs, les amandes, les oranges, les oranges amères, les citrons, les figues, les citrons verts, les dattes et la canne à sucre, entre autres», souligne pour sa part Susana Bedoya Garland.
Les célèbres empanadas, un procédé inspiré de la «pastilla»
Dans son article «L’héritage d’Al-Andalus dans la cuisine péruvienne», publié par la Fondation de la culture islamique en Espagne, Susana Bedoya Garland explique que l’introduction de nouvelles habitudes culinaires de part et d’autre aurait été facilitée par des usages antérieurs communs à l’Amérique précolombienne, à l’Afrique du Nord et à la péninsule, privilégiant des produits de la terre, des graines, des herbes et des légumes, ou encore le poisson.
C’est le cas dans l’empire inca (1200 av. J.-C. – 1533), né dans le bassin de Cuzco dans le Pérou actuel, avant de s’étendre vers la Bolivie, l’Équateur, la Colombie, le Chili et l’Argentine. «Nous en déduisons, comme Domingo, que grâce à ces similitudes, la cuisine espagnole, généralement influencée par la cuisine arabe, a été rapidement acceptée», souligne la chercheuse. En référence à l’article «Maures et influence mauresque : trois cas spécifiques» de Juan José Vega, elle rappelle par ailleurs que «des centaines d’hommes et de femmes morisques sont arrivées avec les premiers conquistadors».
«Les femmes maures, appelées ‘esclaves blanches’, ont été les concubines de nombreux Espagnols et sont souvent devenues leurs épouses ; elles ont laissé une empreinte culturelle particulière sur la culture de la côte péruvienne», y compris dans la cuisine. Parmi elles, certaines sont d’ailleurs restées au Pérou, comme Beatriz Salcedo, épouse du gouverneur José García de Salcedo, ou encore Juana Leyton, esclave puis épouse de Francisco Carvajal, décédée à Arequipa en 1571.
Empanadas
Globalement, les nouveaux arrivants sont nombreux à avoir côtoyé les Morisques depuis l’Andalousie musulmane, «soit parce qu’ils ont partagé le même espace de vie, soit parce qu’ils ont participé aux luttes frontalières de Grenade». Susana Bedoya Garland développe ensuite les noms de nombreux mets qui ont évolué grâce au brassage culinaire d’ici et d’ailleurs. Elle cite l’empanada, dont l’appellation «est d’origine arabe et la recette persane, introduite en Espagne par les arabes». Aujourd’hui, cette préparation désormais connue à travers le monde est faite de «pâte feuilletée ou pâte filo farcie de viande hachée, avec des herbes et des raisins secs».
Mais avant cela, «les grandes empanadas ont été farcies de petite volaille» et de fruits à coque, à travers un procédé commun à «la célèbre pastilla marocaine et à un plat similaire, que l’on trouve à Murcie», selon la chercheuse. «Les empanadas ont continué à être servies depuis la vice-royauté jusqu’aux premières années de la République et se sont répandues dans presque toute l’Amérique. Dans la région andine, on ajoute du piment, ce qui donne une saveur particulière aux empanadas péruviennes et boliviennes», rappelle-t-elle.
Des variantes existent avec les empanadillas au Venezuela et au Mexique, ou encore au Chili, en Argentine et en Uruguay.
Des habitudes communes dans les préparations de viandes et de poissons
Par ailleurs, plusieurs versions existent sur l’origine de l’«anticucho péruvien», des brochettes de cœur de bœuf, préparée également en Bolivie. Les chercheurs lui attribuent des origines arabes, avec une transmission des usages à travers les voyages, tandis que d’autres évoquent son émergence en Perse, où l’on prépare le shish kebab.
«Les tripes de vache ou d’agneau sont un autre met apprécié dans les pays arabes», souligne Susana Bedoya Garland, notant qu’«à Lima, il est préparé par les cantinières». Aussi, «les recettes d’agneau sec du nord de villes comme Chiclayo ou Trujillo sont pratiquement les mêmes que celles préparées à Al-Andalus».
Poisson mariné
Pour sa part, le ceviche, «plat aigre» en arabe méditerranéen occidental à base de poisson, a été préparé par les «femmes maures qui y ajoutent de l’orange amère et du citron» de Sebta. La tradition a trouvé son terreau idéal, puisque les habitudes culinaires des incas ont laissé l’héritage du «poisson mariné dans du piment et avec des algues». «Les références indiquent que ce plat était un favori des classes ouvrières parce qu’il était épicé (…) très populaire et fruit du métissage culturel», ajoute encore la chercheuse.
Expliquant le caractère commun de cet usage, le chercheur Abdelhak Hiri de l’Institut supérieur international de tourisme de Tanger (ISITT) et Jaime Jiménez De Mendoza, professeur et directeur du département de Tourisme et gastronomie à l’IP-CFT Santo Tomás Rancagua, au Chili, décrivent les traditions de la péninsule. Dans leur article «L’empreinte arabe dans la culture gastronomique latino-américaine», ils soulignent que «les fruits de mer et les poissons étaient conservés en mélangeant un peu d’huile d’olive avec des épices et une bonne quantité de vinaigre».
Au fil du temps, «des épices et des herbes telles que du poivre et des feuilles de laurier, ainsi que des lanières de piment jaune et des tranches de patate douce jaune, seraient ajoutées en garniture pour aider à équilibrer les saveurs», écrivent-ils.
Le Brésil, héritier du couscous en outre-Atlantique
Non-loin du chef-lieu de l’empire inca, l’actuel Brésil a également connu l’évolution d’habitudes culinaires devenues ancestrales, mêlant pratiques locales anciennes et procédés inspirés des préparations de l’Afrique du Nord et d’Al-Andalus. C’est ainsi que le couscous a été introduit au XVI siècle, après avoir gagné en popularité dans le pourtour méditerranéen, jusqu’en Sicile, dans le sud de l’Italie.
Coucous brésilien
Selon l’anthropologue et spécialiste des traditions populaires au Brésil, Luis da Cámara Cascudo, cette variante serait le résultat des cultures d’esclaves africains et des influences du Portugal, également imprégnées des usages gastronomiques de l’Andalousie califale.
En effet, «les femmes noires avaient non seulement été les premières à remplir la fonction essentielle de nourrice, mais elles avaient également introduit des plats tels que le couscous au riz, la farofa et les plats préparés à la main, qu’elles vendaient dans la rue», notent les chercheurs Carlos Alberto Dória et Viviane Soares Aguiar de l’Université de São Paulo.
Dans «Métissage et ‘race historique’ : la formation de la cuisine brésilienne expliquée par des théories extra-culinaires», les deux auteurs rappellent également que ces femmes-là ont «contribué à perpétuer l’art de la confiserie et à développer une ‘esthétique complexe de la table, du dessert et du plateau’». Depuis, le couscous du sud (cuscuz paulista) consiste à faire une sorte de «gâteau fumé» à base de farine de grain, avec des légumes, des épices, du poulet ou du poisson, dont les sardines ou encore les crevettes.
Au nord, le «cuscuz nordestino» est plutôt servi au petit-déjeuner, sous forme de «pudding fumé» à base de maïs ou de farine de tapioca, de sucre et de lait de coco. Dans les deux cas, l’ingrédient principal est obtenu grâce à une cuisson dans un couscoussier.
Le massepain, une «pâte royale»
Côté sucré, Susana Bedoya Garland évoque le massepain, dans son article paru également dans Le Courrier du Pérou. Elle y décrit une pâte d’amande sucrée, qui a trouvé aussi sa place en Amérique latine, où «ce dessert très apprécié a été transformé en pâte royale». Chez les sœurs grecques dans le couvent, il a été façonné sous ses «célèbres formes de fruits mises au four et colorées avec des teintures naturelles extraites du safran, de la pistache, entre autres».
Cette tradition a perduré en Sicile et à Al-Andalus, pour trouver sa continué en Espagne et au Pérou, «particulièrement dans les couvents de clôture de La Encarnación, Santa Catalina et Santa Clara, où l’on a préparé des massepains, du maná [manne] et des boules d’or, dessert préparé avec un gâteau fourré de confiture d’abricot, de confiture de lait et enrobé de pâte de massepain».
Massepain
Au Maroc, la préparation ancestrale de cette pâte a inspiré l’évolution des pâtisseries traditionnelles, avec un savoir-faire développé au fil des siècles donnant lieu aux cornes de gazelles, ou encore à d’autres gâteaux arabo-andalous aux amendes et au miel, comme la moneda dans le nord du pays.