Youssef Badr, né le 5 avril 1981, a grandi dans une famille nombreuse d’origine marocaine, au sein de laquelle il a connu une «enfance heureuse». «On était cinq enfants, cinq frères et sœurs, dont quatre garçons et une fille », confie-t-il à Yabiladi. Ses deux grands frères et sa sœur aînée, tous nés au Maroc, rejoignent leur père en France dans les années 70 grâce au regroupement familial. Comme tant d’autres Marocains à cette époque, il avait émigré en France pour y trouver du travail. Initialement installée à Levallois, une ville bourgeoise où Youssef voit le jour, la famille Badr démenage dans le Val-d’Oise, à quelques kilomètres de là.
L’enfance de Youssef reflète celle de nombreux enfants d’immigrés, marquée par une forte valorisation de l’éducation. Ses parents ne laissent aucune place à l’échec scolaire. Son père, ouvrier dans une usine, et sa mère, femme de ménage, incarnent le sacrifice et la persévérance, valeurs qu’ils inculquent à leurs enfants, ne cessant de répéter : «C’est hors de question qu’il y en ait un seul qui dérive.» Cette injonction parentale se traduit par une grande assiduité et un travail acharné de la part des enfants, tous déterminés à exceller dans leurs études et à honorer les sacrifices de leurs parents.
Youssef Bedr (devant avec la djellaba blanche) au village de ses parents avec ses frères et sœurs. ©Youssef Badr
«Nous sommes des miraculés»
Toutefois, l’absence de soutien académique à la maison rendit l’expérience scolaire parfois difficile et inégale. «Les professeurs se permettaient des choses avec nous qu’ils ne se seraient jamais permis avec d’autres élèves », confie Youssef, évoquant les réflexions désobligeantes et les jugements hâtifs de certains enseignants. Les différences culturelles et socio-économiques aggravaient ces discriminations.
Parmi les épreuves marquantes, une professeur d’histoire-géographie se distingue. «Elle était notoire pour son racisme affiché», raconte Youssef. L’enseignante allait jusqu’à refuser de lui donner la parole, exploitant l’absence des parents de Youssef aux réunions pour imposer son mépris. «En quatrième, elle avait tout fait pour me faire redoubler», se souvient-il avec rage. En classe de troisième, une autre professeure, cette fois de français, n’était guère plus bienveillante. Chaque réponse correcte de Youssef semblait provoquer chez elle un mépris dédaigneux, comme si elle assistait à un «phénomène extraordinaire».
Malgré les obstacles, le jeune élève parvint à franchir ces barrières invisibles mais oppressantes. Le jour où un camarade lui annonce qu’il est admis en seconde générale, Youssef ressent «un mélange de soulagement et d’incrédulité», se demandant pourquoi il avait failli être orienté vers un BEP alors que ses résultats étaient bons. Son questionnement, teinté d’amertume, révèle l’absurdité des préjugés auxquels il a dû faire face, et la force intérieure qu’il a fallu mobiliser pour ne pas céder. «Quelque-part, je me dis que nous sommes des miraculés», s’émeut-il.
Un passage difficile vers le lycée
Au lycée, les difficultés s’aggravent. «Deux mondes se sont percutés : moi et ma professeur principale de première», raconte Youssef. En raison d’un comportement jugé inapproprié, il est exclu pendant trois jours. «La vérité, c’est qu’avec le recul, si je devais le refaire, je referais la même chose», avoue-t-il avec franchise, évoquant la manière méprisante dont elle lui parlait. Cette friction n’est pas simplement une mésentente entre élève et enseignant, mais une manifestation d’un racisme systémique où les préjugés dictent le traitement des élèves.
La professeure principale adoptait ouvertement une attitude dégradante envers les élèves issus de l’immigration. Parfois, elle leur disait «regardez au fond de la classe, la belle brochette de pitres. S’il se passe quelque chose, pas besoin de chercher très loin». Bien évidemment, elle s’adressait aux seuls «arabes et noirs de la classe», alimentant le sentiment de stigmatisation. Ils n’étaient pas seulement confrontés à des préjugés individuels, mais à une sorte de marquage systémique qui les enfermait dans une image de «cancre» voire de délinquant potentiel.
La Terminale, une issue de secours
Émergeant d’une année de première où la confiance en les figures adultes avait été ébranlée par des expériences de racisme et de discrimination, Youssef est devenu très méfiant. «Ça a impacté la confiance dans l’adulte», constate-t-il avant d’ajouter, «je me suis rendu compte que l’adulte peut vous briser en deux s’il le veut».
Le racisme et les discriminations ne sont pas toujours directement perceptibles, mais leur impact est profond et pernicieux. Face à ces humiliations, «très souvent, on nous accuse de nous victimiser ou d’exagérer la situation», raconte Youssef avec amertume. Or, minimiser les expériences vécues par ceux qui sont directement touchés par ces phénomènes, est un mécanisme de défense qui empêche une véritable compréhension du problème. Seuls ceux qui l’ont vécu peuvent pleinement le saisir. «C’est une expérience profondément personnelle, presque inexprimable», admet-il.
Heureusement, un professeur d’économie-droit change la donne. Contrairement à ses autres professeurs, il lui accorde une attention bienveillante et reconnait sa «juste valeur». Celui-ci l’a beaucoup conseillé, écouté et orienté vers le droit. Pour la première fois depuis longtemps, Youssef se retrouve face à une figure rassurante qui lui redonne progressivement confiance en l’adulte et en l’institution éducative.
L’obtention de son baccalauréat, loin de représenter une simple validation académique, constituait la victoire sur un système qui ne lui avait jamais facilité la tâche. Les efforts acharnés et la résilience face à l’oppression aboutirent finalement à une réussite qui lui permit de laisser derrière lui ce milieu difficile. «Le lycée m’avait laissé un profond ressentiment, l’annonce des résultats fut donc accueillie comme une délivrance », se souvient-il, revivant ce même soulagement.
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«Si tu veux décider des choses, il faut être magistrat »
Après le lycée, Youssef Badr se heurta aux portes closes des écoles de commerce, en raison de son bulletin de première. C’est ainsi qu’il se retrouva au sein de l’Institut Universitaire de Technologie (IUT) en Carrières Juridiques à la Faculté de Villetaneuse.
Le choix de se tourner vers la magistrature ne se fit que tardivement, «en quatrième année de droit», suite à une rencontre déterminante avec un de ses professeurs. «Dès le départ, il a cru en moi, me poussant à me surpasser», explique Youssef. Son soutien l’orienta vers une carrière qu’il n’aurait peut-être pas envisagée. L’enseignant, conscient des ambitions de Youssef, lui confia : «Le métier d’avocat c’est très bien, mais si tu veux décider des choses, il faut être magistrat.»
Consciente des sacrifices financiers nécessaires, la famille de Youssef a soutenu leur fils et leur frère, sans réserve. «Ma famille savait que ça allait coûter beaucoup d’argent, demander des sacrifices, mais ils m’ont beaucoup soutenu», déclare-t-il avec gratitude. «L’avantage que j’avais, c’est que j’étais l’avant-dernier d’une famille nombreuse. Mes deux grands frères nous ont beaucoup soutenus financièrement». Sa mère, de son côté, se démena pour assurer ses besoins académiques, notamment les livres de droit. Grâce à ce soutien et son acharnement, il parvint à obtenir une bourse au mérite en quatrième année.
Ses années d’études furent aussi rythmées par divers emplois étudiants, allant du bâtiment à la distribution de tracts. «Durant mes études, je suis passé par tous les jobs étudiants», témoigne-t-il. Travailler au marché d’Argenteuil a contribué à renforcer sa détermination, déclarant : «Quand on arrive à 5h du matin en plein hiver, qu’on vend des vêtements toute la matinée pour gagner 120 francs, on comprend qu’il faut aller le plus loin possible dans ses études.»
La scolarité en école de magistrature, bien que complexe et exigeante, se déroula sous de meilleures auspices. «Je ne me suis pas fait beaucoup d’amis, à part quelques exceptions, mais je suis content de mon école de magistrature», remarque-t-il avec une satisfaction discrète. Il se dépeint comme «un caméléon», capable de s’adapter à divers environnements.
«Quand vous avez fait 5 ans d’études et 2 ans de préparation pour les concours de l’ENM, vous pouvez évoluer dans n’importe quel milieu. Certes, les étudiants ne venaient pas du même milieu, mais nous avions les mêmes connaissances, les mêmes capacités. Je n’ai plus eu à rougir.»
Aujourd’hui, Youssef Badr considère son parcours comme une preuve tangible que les études, même dans des conditions difficiles, sont accessibles à tous. «Je suis sorti assez bien classé donc c’est la preuve que j’avais ma place. C’est ce que je me tue à dire tous les jours aux élèves que j’accompagne : les études sont faites pour eux aussi», insiste-t-il.
Un parcours professionnel brillant
Après son entrée à l’École Nationale de la Magistrature (ENM) en janvier 2008, Youssef Badr débuta sa carrière judiciaire comme substitut du procureur à Meaux, où il exerça de 2010 à 2012. Il continua son chemin en tant que substitut du procureur à Bobigny, de 2012 à 2016, avant de rejoindre le parquet de Paris pour une courte période de 2016 à 2017.
Sa carrière prit un nouveau tournant lorsqu’il fut nommé Porte-Parole du ministère de la Justice de 2017 à 2019, un rôle dans lequel il se distingua par sa capacité à articuler les positions du ministère avec clarté et précision. Par la suite, il se consacra à la formation, occupant le poste de formateur à l’ENM, où il enseigna la communication judiciaire de 2019 à 2022. Depuis le 1er septembre 2022, Youssef Badr occupe la fonction de Premier Vice-Président adjoint à Bobigny, où il préside la 18e chambre correctionnelle.
©Youssef Badr
La Courte Échelle : le projet d’une vie
En 2021, Youssef Badr donna naissance à un projet qui lui a toujours tenu à coeur : la Courte Échelle, une association fondée sur l’idée d’offrir une égalité des chances aux étudiants issus de milieux défavorisés. Ce projet, mûri depuis longtemps dans son esprit, voit véritablement le jour en mars 2022.
«Parti de rien, j’ai réussi à décrocher le concours de la magistrature. Or, de nombreux étudiants hésitaient à se lancer. Les élèves en stage que je côtoyais étaient souvent les « fils et filles de », ou d’un.e ami.e influent.e. Je me suis dit qu’il était nécessaire de créer un projet pour permettre à des jeunes, aux profils similaires au mien, de suivre le même chemin.»
L’idée de cette association est également le fruit d’une épreuve personnelle tragique. La perte de son grand frère, en février 2021, à l’âge de quarante ans, fut un «déclencheur» pour Youssef. «Je me suis rendu compte que la vie était extrêmement courte. Si l’on a un projet en tête, il faut le réaliser à tout prix», confie-t-il, ajoutant que ce projet est un hommage à tout ce que Dris avait fait pour lui.
De façon générale, l’association est une histoire de solidarité. Ses proches et ses amis l’aident, le soutiennent autant que possible. Sa sœur par exemple s’occupe de la gestion administrative, tandis que Ronan, un ami et professionnel de la communication, l’aide «bénévolement». «Ce sont deux filles de son agence de communication qui gèrent nos réseaux sociaux. Pour moi, c’est une chance inouïe», reconnaît Youssef.
Youssef Badr aux côtés d’étudiants aidés par la Courte Échelle ©Youssef Badr
Une association pour faire la courte échelle aux plus petits
La Courte Échelle vise à prévenir l’abandon scolaire et à offrir aux étudiants un soutien dans leur parcours académique. «L’objectif est d’éviter que les étudiants ne décrochent, surtout lorsqu’ils se trouvent face à des difficultés», explique Youssef. L’association aide à trouver des stages, à préparer les concours, et à offrir un parrainage par des professionnels. «S’il y a des gens légitimes pour ces métiers, ce sont ceux à qui la vie n’a rien donné», souligne-t-il.
Depuis sa création, la Courte Échelle a soutenu près de 7 000 étudiants à travers la France, élargissant son champ d’action au-delà des départements initiaux. Youssef Badr, en charge de la gestion quotidienne, «traite l’intégralité des demandes, les échanges avec les étudiants et leur mise en relation avec les professionnels». Aujourd’hui, l’association compte entre 800 et 1000 parrains, marraines.
Toutefois, Youssef reconnaît la nécessité d’un regard neuf sur l’association. «Il est essentiel de réévaluer les processus et de prendre du recul pour continuer à aider efficacement d’autres étudiants», souligne-t-il.
Ses parents sont fiers de son engagement. Originaires du village de Tagouriant, au sud de Tiznit, ils restent très attachés à leurs racines. «Je pense que mes deux parents sont fiers de ce que je fais, même si, de par notre culture, nous exprimons peu nos sentiments», confie Youssef.
Tagouriant, le village où vivent les parents de Youssef Badr, au sud de Tiznit ©Youssef Badr
Héritage franco-Marocain : transmission aux générations futures
Conscient des défis et des sacrifices qui ont jalonné son propre parcours, Youssef s’efforce à son tour d’inculquer l’importance de l’école à ses enfants. «Si vous voulez être libre plus tard, faire ce que vous voulez, il faut travailler à l’école», leur rappelle-t-il. Toutefois, le magistrat exprime également son désir sincère de ne pas imposer ses attentes. «J’espère que ce que je fais ne les écrasera pas», s’inquiète-t-il, révélant sa volonté de soutenir ses enfants dans leurs aspirations personnelles, sans pression excessive. Pour lui, le bonheur de ses enfants est la priorité absolue. «Ce qui m’importe, c’est qu’ils soient heureux. Je serai toujours là pour eux», assure-t-il avec une conviction profonde.
Chaque jour, Youssef veille à transmettre sa double culture, qu’il vit «comme une richesse», par le biais de la pratique de la langue maternelle avec ses enfants, mais aussi par les visites régulières au Maroc et les récits partagés sur ses racines familiales.