Cela faisait près d’un an que la pluie n’avait pas fécondée les sols arides ce coin ci du Royaume. Après une cérémonie et une visite des bâtiments rénovés sans une goutte, en ce samedi de fin septembre, comme si le ciel avait été clément juste pour ce moment, une pluie épaisse a commencé à crépiter sur les barnums sous lesquels les 150 convives faisaient table commune. Est-ce à dire que les prières musulmanes, chrétiennes et juives qui se sont ensemble élevées vers le ciel ce jour-là pendant la cérémonie de renaissance partielle du monastère de Toumliline équivalent à autant de salat al istisqâ ? Qu’une bénédiction en a appelé une autre ? Il faut croire. Peut-être ici un peu plus qu’ailleurs. Croire en l’esprit du lieu, croire dans ces rencontres fertiles qu’il a suscité pendant une courte mais intense période de l’histoire du Maroc de 1952 à 1967, croire en un passé mais aussi et surtout en un avenir commun. Lamia Radi, «excellence» officiellement (ambassadrice), mais que presque tout le monde ici appelle par son prénom y croit, en tout cas. Aïcha Haddou, directrice du centre interconvictionnel Ta’aruf de la Rabita Mohammedia des Oulémas y croit aussi.
Banderole à l’entrée du site du monastère reprenant un verset du Coran appelant à l’interconnaissance / Ph. Cédric Baylocq
Quelle plus belle preuve de ce que cette rencontre entre les moines et les populations locales n’étaient pas des reconstructions iréniques a posteriori, mais qu’elles furent bien réelles, et qu’elles fertilisaient déjà ces terres, sept décennies auparavant, si non dans le témoignage des anciens bénéficiaires – et protagonistes – de ces rencontres avec les Bénédictins fraichement installés ?
«Je les ai connus en 1952, les bons Pères, ces soldats paisibles de Saint Benoît, alors qu’ils venaient d’atterrir à Azrou, pour s’installer à l’emplacement d’une petite église, un simple édifice offert alors par le curé d’Ifrane. Ma rencontre avec eux relevait à la fois du hasard et du miracle, comme si le Bon Dieu voulait soulager ma faim en cette triste époque – pendant et après la deuxième guerre mondiale encore, où la famine ravageait le Maroc.–, et pour m’apprendre également les vertus de la charité et de la tolérance.», écrit Si Saïd Bilali deux ans avant qu’il ne soit rappelé à Dieu, selon l’expression consacrée de ce côté-ci de la méditerranée comme de l’autre, en 2022. En dehors de l’émouvant contenu, c’est aussi le style, le niveau de maitrise de la langue de Molière qui frappe aussi. Quoique «la forme, c’est du fond qui remonte à la surface» comme l’écrivait Victor Hugo. Ici du fond d’une mémoire plutôt heureuse et encore vivace. Enfant du dénuement, il sera recueilli par les moines, fera Saint-Cyr et une carrière dans l’armée marocaine jusqu’aux galons de colonel–major. Une trajectoire ascendante presque impensable sans les moines, leur savoir, leur temps, leur sollicitude et leurs livres. Absent lors de la cérémonie du 23 septembre dernier, son fils a toutefois soutenu la reconstruction de la bibliothèque du monastère, en mémoire de son père.
«À Toumliline, la lecture était devenue pour moi une espèce de bréviaire, qui m’orientait vers les chemins du savoir, notamment les amours et les aventures de Jules César avec Cléopâtre, sur le Nil à la découverte des sources du grand fleuve.», se souvenait encore Saïd Bilali au soir de sa vie. Il y avait en effet, à côté du dispensaire et du verger, le père professeur de philosophie (qui «dépanné» plus d’une fois au lycée d’Azrou), le père Denis, fondateur, pilier du monastère, qui enseignait le français jusque parfois aussi à l’académie Royale de Meknès, le père spécialisé dans les sciences naturelles, un autre dans les mathématiques etc.
Témoignage de ce niveau de langue et de la force des liens entre ces jeunes marocains d’origine populaire et les moines français, cette lettre exhumée parmi d’autres documents de l’important fond de l’abbaye-mère (fondatrice de Toumliline) sise à En-Calcat dans le Tarn où nous avons passé la fin du mois d’août.
La lettre
Lettre d’un élève marocain de Saint-Cyr au Père Daniel, regrettant de ne pouvoir assister cette année aux Rencontres internationales de Toumliline
Les hajj comme meilleurs témoignages
Mohammed Dach, lui, a parcouru dans la matinée les 400 km qui séparent Casablanca, où il coule une paisible retraite, de cette région d’Azrou. Né en 1943, il ne pouvait rater ça. Sa présence permet de faire revivre les lieux. De remplir de souvenirs la petite chapelle (où il n’a mis incidemment les pieds qu’une seule fois, par curiosité), et surtout la bibliothèques, rénovées, de souvenirs. Lui aussi issue d’une famille rurale et pauvre de cette région d’Azrou, comptant 6 frères, il a d’abord été pris en charge par les bénédictins, à partir de 1955. Décelant certainement son potentiel… et les besoins de sa région, ils l’ont envoyé dans un collège où les pères, Jésuites étaient spécialisés dans la formation agricole. De proche en proche il se spécialisera dans les engrais, le phytosanitaire et deviendra chef d’usine pour l’Office chérifien des Phosphate (OCP), plus grand groupe industriel marocain, où il fera carrière. Le doyen Moulay Assou Kerrou, né en 1938, a quant à lui choisi la finance. D’un espace rural des contreforts du Moyen-Atlas à la finance, par l’entremise d’un monastère. Ce sont ces trajectoires sociales ascendantes qui témoignent non seulement de ce que pouvait représenter le monastère à l’époque, mais constituent aussi des modèles et des gages d’espoirs pour la jeunesse de la région, de nos jours.
Hajj Moulay Assou Kerrou, ancien bénéficiaire de Toumliline en discussion avec le frère Franck, basé à En Calcat (Tarn, France), l’abbaye fondatrice du monastère de Toumliline.
Lamia et Aïcha ; les deux dames du renouveau de Toumliline
Qu’est-ce qui, sept décennies après, réunis autant de personnes en ces lieux chargés de mémoire ? Qui, plutôt ? Elle est habitée par ce projet comme elle semble habiter ces lieux, mi-rénovés, mi-ruinés. L’ambassadrice Radi est partout, voltigeant d’un groupe à l’autre. Prête. En basket pour faciliter ses allers et venues entre les différents sites de la cérémonie et la centaine de convives ; elle accueille chaleureusement les derniers arrivants, les dirige vers le buffet, en profite au passage pour embrasser ceux qu’elle n’a pas encore salué, commence à annoncer qu’il faudra bientôt se déplacer vers la chapelle à une centaine de mètres. Dans quelques minutes elle ira s’assurer que tout est en ordre pour le lancement de la cérémonie, qu’une sélection de photos de l’exposition «Prier dans le lieu de l’Autre» (de l’anthropologue Manoël Pénicaud, nouveau membre du Centre Jacques Berque à Rabat) et produite par l’Institut Français sont bien en place… Elle s’assure que Sidi Dach et Assou, les deux doyens de l’assemblée sont assez confortablement installés.L’ambassadrice et présidente de la Fondation Mémoires pour l’Avenir Lamia Radi dans la chapelle, discutant avec les représentants des cultes catholique et protestant / Ph. Cédric Baylocq
Ce souci du détail fait écho à son souci d’inclusion jamais pris à défaut ; après les remerciements dans l’ordre protocolaire à partir du plus haut rang des personnalités présentes, elle n’oublie pas de saluer les Aït Beni Mguild, et plus loin dans son discours les chauffeurs… De gauche, sans aucun doute héritière de son père, plus ancien député marocain en activité peu d’années avant son récent décès, en 2023, et laïque dans sa manière de concevoir la politique et l’organisation de la cité, elle a pourtant été ‘convertie’ par l’esprit du lieu. Rahma ? Elle n’y voit aucune contradiction et s’est révélée au fil des années comme la personne idoine pour ce projet de revalorisation patrimonial, à travers la Fondation Mémoires pour l’avenir qu’elle préside. Elle, et une autre de ses concitoyennes, à la trajectoire bien différente. Aïcha Haddou, Belgo-marocaine, qui a grandi et fait ses études dans le petit royaume européen et non dans celui de ses aïeux, y est revenue depuis une décennie, en fille prodigue, pour en devenir l’une des jeunes figures du dialogue interreligieux et interconvictionnel. Elle est aussi la bienfaitrice d’un orphelinat non loin de là, dans la région du Rif.
On le voit in situ dans les regards que l’une porte sur l’autre ; c’est encore une rencontre bénie et pleine de bienveillance qui a rendu un peu plus possible la rénovation de ces lieux, qui n’était pas chose aisée ; la chapelle s’affaissait, la bibliothèque et le dispensaire étaient en état de délabrement avancé. Celle entre Aïcha et la baronne belge Martine Jonet-de Bassompierre, Présidente de la Fondation Futur 21, pas lent aidé d’une fine canne mais regard vif et plein d’émotion au moment où sa protégée prononce ses premiers mots depuis le petit pupitre installé devant la chapelle. En y ajoutant le fond USAID et la Fondation présidée par Lamia Radi et l’institution religieuse où œuvre Aïcha Haddou (rattachée au ministère des Habous tout en disposant d’une certaine autonomie d’action…) donc, on a le quatuor gagnant du projet «Réinventer Toumliline». Lors de la cérémonie les Etats-Unis étaient représentés au niveau de la cheffe de mission adjointe de l’ambassade, et ont eu droit à un temps de parole, du fait de leur implication sonnante et trébuchante (y compris dans le soutien aux publications). La représentation française au Maroc a marqué pendant un temps un certain retrait (par rapport aux implications directes des Américains et des Belges, à tout le moins). Or les moines étaient bel et bien Français, l’ambassade a soutenu dès l’origine, en 1956, les formidables «Rencontres internationales de Toumliline» (nous avons retrouvé les preuves de subventions dans les Archives diplomatiques du ministère français des affaires étrangères située à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis), où se retrouvait notamment le gratin de l’islamologie française (Massignon, Gardet, Laoust, Moubarak…) en dialogue avec des homologues d’autres pays, des universitaires et religieux marocains, des théologiens catholiques et musulmans, des hommes politiques marocains, dont Mehdi Ben Barka, très présent, peu de temps avant sa disparition à Paris. Une ébullition inédite qui a d’ailleurs certainement coûté sa pérennité au monastère, sous Hassan II, dans un contexte politique post-indépendance encore incertain tendu et enjeu de lutte. Le jour de la cérémonie du 21 septembre toutefois, l’ambassade de France au Maroc a tenu à être représentée par son «numéro 2» et ministre conseiller Arnaud Pescheux, comme par l’institut Français du Maroc, ce qui laisse peut-être augurer d’une participation plus directe à la dynamique Toumliline, dans le contexte actuel de relance tambour battant des relations diplomatiques franco-marocaines par la visite présidentielle, tout juste un mois après la cérémonie de Toumliline. L’Institut Français d’Islamologie (IFI, où exerce l’auteur de ces lignes, ndlr) également présent -pour établir par ailleurs des partenariats avec des institutions archivistiques et de recherche du Royaume-, a également montré ses bonnes dispositions vis-à-vis de la perspective de relance des Rencontres internationales. De nombreux ingrédients pour le renouveau de ce lieu semblent donc être en train de s’agencer progressivement.
Mais la réussite de ce projet semble d’abord tenir au tandem Haddou-Radi. Des personnalités avant des institutions. Ou des personnalités qui entrainent leurs institutions. La directrice d’une branche de la Rabita Mohammedia des Oulémas et la diplomate de gauche. Une institution religieuse et une fondation à objet laïque. Une éthique de l’aumône et une éthique socialiste (dans la continuité du leg paternel) qui se rejoignent en une seule éthique du don et de l’ouverture, et dédouble les efforts et la capacité à mobiliser autour d’elles. Deux visages d’un Maroc pluriel au plan convictionnel que le Royaume a souhaité mettre en avant ces dernières années. En fait l’illustration de ce que donne un pluralisme en acte, celui-là même qu’elles veulent voir advenir, ou revenir, tirer des limbes de l’Histoire politique pour l’ancrer dans la culture, par la mémoire et des projets concrets.
Enjeux politiques et religieux de la mémoire de Toumliline
Certains souhaiteraient que la renaissance de Toumliline aille plus vite. L’épiscopat appelle de ses vœux (pieux ?) le retour d’une présence monastique, prenant le Royaume au mot de sa bonne volonté pluraliste. D’autres voudraient maintenir le lieu dans la seule mémoire et le travail archivistique plutôt que d’en faire un lieu vivant et bruissant. Certains voudraient capter la mémoire du lieu juste pour eux, en contradiction avec l’esprit de maslaha («bien commun») qu’insuffle ce lieu même. L’accès aux archives du monastère commence à être source d’enjeux, voire de chamailleries. La pasteure protestante de l’église évangélique au Maroc Karen Thomas Smith s’est associée d’elle-même au «Notre Père» en langue arabe lancé spontanément à la fin de l’inauguration de la chapelle par le cardinal et archevêque de Rabat Cristobal Lopez Romero et le père Daniel Nourissat de Rabat. Communion œcuménique ou rivalité mimétique ? Lalla Lamia quant à elle y voit l’opportunité d’en faire aussi un lieu d’éducation à l’environnement pour la jeunesse de la région, sujet très actuel. Elle a commencé à œuvrer en ce sens.
Le Président de la République française qui est donc passé récemment dans le Royaume pour une visite d’Etat d’une ampleur inédite avec une délégation de plus de deux cents de ses compatriotes du milieu des affaires, de l’agriculture, de l’enseignement, de la culture, du sport…, a cité Toumliline dans son discours devant le Parlement comme un «réveil des consciences inquiètes et de l’émancipation du Maroc». Ce sont là quelques «éléments de langage» qui ne reflètent qu’un petit pan de ce que le monastère a représenté, mais c’est déjà presque un petit miracle de retrouver ce toponyme dans un discours présidentiel.
Une pluie de contrats a été signée. Il ne faut pas oublier qu’une pluie, physique, l’a précédée lors de la cérémonie du 21 septembre à Toumliline, et avant elle une pluie de rahma (miséricorde), au plus fort de l’activité de ce monastère. Ce sont même peut-être là les conditions préalables du succès de ce renouveau des relations franco-marocaines et au-delà. La force des liens que fabriquent le symbolique ayant précellence sur le matériel. C’est un brin utopique, certes. Mais cette utopie va bien à Toumliline, puisqu’elle s’y est incarnée, un temps.