Faire changer la position des musulmans et leurs érudits sur l’imprimerie, telle qu’inventée par Johann Gutenberg en 1445, n’a pas été un processus des plus simples. Les résistances auront eu la peau dure, pendant près de trois siècles. Dans la région, les dirigeants de l’Empire ottoman n’ont pas accepté d’introduire cet outil qu’en 1728.
Le Maroc n’a pas fait exception. Malgré sa proximité avec l’Europe, le royaume a été parmi les pays musulmans les moins influencés par les progrès de ses voisins du nord à ce moment-là, selon Mustafa Benomar El Maslouti. Dans son ouvrage «Le cadi Tayeb Ben Mohamed Tamli Roudani», l’auteur explique ce déphasage par la méfiance qui a dominé la nature des relations entre les deux rives, dans un contexte où les dirigeants marocains se sont renfermés sur eux-mêmes, occupés par la gestion des affaires intérieures.
Plus largement dans la région, l’imprimerie a été introduite au Liban dès 1583, en Syrie en 1706, en Égypte en 1798, en Algérie en 1830 avec l’occupation française, puis en Tunisie en 1860. Le Maroc aura ainsi été parmi les derniers à utiliser l’imprimerie, dont le premier modèle a été acheminé en 1864.
Les chercheurs ne se sont pas accordés sur la raison exacte de ce retard. Certains l’expliquent par le facteur religieux, notamment par la crainte de voir les hadiths et le coran déformés, selon «Le royaume du livre, l’Histoire de l’imprimerie au Maroc» de Faouzi Abderrazak. D’autres y voient l’hostilité envers tous ce qui vient du monde chrétien, entre les XVe et XIXe siècles. Sont évoquées également les réticences des imprimeurs eux-mêmes à l’égard d’un instrument nouveau.
Pour sa part, Omar El Maslouti explique que cet usage moderne n’a simplement pas été une priorité pour le Makhzen, d’autant que la sécurité des frontières est devenue problématiques, avec l’occupation française de l’Algérie et la défaite de l’armée marocaine à la bataille d’Isli (1844).
Dans le temps, le pouvoir central marocain n’a pas pris conscience de l’importance de l’imprimerie sur les plans scientifique, académique, politique et économique. Malgré cela, certains hommes du Makhzen ont tenu à introduire cette machine, notamment après leurs voyages dans certains pays européens. Parmi ces personnalités figure Mohamed Seffar Tetouani, qui a été au service de trois sultans.
Il l’évoque notamment en décrivant son séjour en France, juste après la défaite d’Isli. Selon lui, la maison d’imprimerie est «le plus important» des aspects liés à la civilisation française. Propriété du gouvernement, cette unité regroupe «huit cents ouvriers occupés», d’après ses descriptions détaillées, qui traduisent un grand enthousiasme face à une telle organisation de travail.
Auteur de «Touhfat al Malik Al Aziz bi Mamlakat Bariz» (Chef-d’œuvre au roi aimé dans le royaume de Paris), Driss El Amraoui Fassi a quant à lui exprimé son ambition d’introduire l’imprimerie au Maroc, après son voyage en France en 1860. «Cette machine utilisée pour l’impression est d’utilité générale dans tous les domaines. Elle permet de produire des livres et de multiplier les connaissances en sciences. Son effet à cet égard est évident et elle est adoptée dans tous les pays islamiques. Les savants et notables célèbres se sont réjouis de son usage», a-t-il écrit.
Une initiative personnelle
Les recommandations incessantes à introduire l’imprimerie au royaume chérifien n’ont eu un écho effectif qu’au milieu du XIXe siècle, grâce à l’initiative personnelle du cadi Tayeb Roudani. Selon plusieurs sources historiques, le juge s’est rendu au pèlerinage en 1864. Sur le chemin du retour, il a transité par l’Egypte, où il a acheté une machine lithographique. Il convient avec un imprimeur égyptien nommé Muhammad Al-Qabbani de l’accompagner avec lui au Maroc, afin de lui apprendre les ficelles du métier.
Les deux parties se sont accordées notamment sur un salaire mensuel, ainsi qu’une prise en charge intégrale qui inclut toutes les commodités. Le retour en Egypte a été garanti par l’hôte.
En septembre 1864, l’imprimerie a été expédiée du port d’Alexandrie vers celui d’Essaouira. De là, le cadi marocain a voulu acheminer la machine à Taroudant. Mais dès qu’il a jeté l’ancre, il a été confronté aux hommes du pouvoir central, venu confisquer la cargaison. Selon l’ouvrage de Faouzi Abderrazak, le Makhzen a empêché le passage de l’imprimerie au-delà des frontières de Meknès, alors chef-lieu du sultan.
Ainsi, l’imprimerie est passée sous la tutelle du Makhzen, qui l’a déplacée de Meknès vers Fès, où plusieurs ouvriers parmi les fils de notables ont désignés pour la faire marcher. L’imprimeur égyptien a également été amené, pour former le personnel.
Faouzi Abderrazak souligne que le pouvoir central a tenté d’ouvrir de nouveaux marchés pour la promotion du livre. A cet effet, le sultan Mohamed Ben Abderrahmane a ordonné à son fils Moulay El Hassan d’ouvrir une boutique à Marrakech, de manière à superviser la distribution des ouvrages dans la ville et ses provinces. Dans ce sens, le prince a soumis des rapports sur l’avancement du processus.
Par la suite, le pouvoir central a procédé à la réglementation du secteur de l’imprimerie, tout en imposant un droit de regard sur la publication des livres. Le 8 février 1897, un décret a permis de d’encadrer les usages et de protéger les droits des éditeurs.
Les fonctionnaires ont été chargés de contrôler les livres avant leur publication, pour s’assurer qu’ils sont exempts de tout ce qui serait contraire à la morale et à la religion. Dans ce sens, le cadi a eu comme prérogative d’accorder des licences aux éditeurs et aux imprimeurs, avant de publier et de diffuser des ouvrages.
L’intérêt du Makhzen pour l’imprimerie introduite par Roudani a connu une évolution continue, jusqu’au Protectorat français. La machine a ensuite laissé place à des modèles plus modernes et diversifiés.