Entre Simone Bitton, Leïla Shahid, Mohamed Berrada, Dominique Eddé, Abdellah Baïda, Reda Benjelloun, Hassan Bourkia, Mohamed Tozy, Khalil El Ghrib, Anis Balafrej et bien d’autres, l’écrivain et intellectuel marocain Edmond Amran Elmaleh a tissé des amitiés fortes et sincères, qui auront duré des décennies. Peu avant sa mort, l’auteur connu également pour son engagement au sein de l’ancien Parti communiste marocain (PCM) a passé la fin de sa vie dans un appartement à Rabat, toujours bien entouré. De confession juive, il s’est dressé contre le départ de ses concitoyens vers Israël, défendant bec et ongles que leur pays est et restera le Maroc. Durant les années 1970, son engagement politique l’a poussé à l’exil en France, où il a fait perdurer son écriture prolixe.
C’est avec le regard de la documentariste, intime dans la dignité, que Simone Bitton réhabilite la figure de l’homme et de l’intellectuel qu’a été Edmond Amran Elmaleh, mort en 2010. Soutenu par 2M et par le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME), «Les mille et un jours du Hajj Edmond» a été projeté au Festival international du film de Marrakech (FIFM 2024). A cette occasion, la réalisatrice a rappelé combien le défunt aurait été «scandalisé» par la situation actuelle en Palestine, particulièrement dans le contexte de la guerre dans la bande de Gaza.
A la sortie de votre précédent documentaire (Ziyara), vous avez confié à Yabiladi que vous prépariez un film sur Edmond Amran Elmaleh et vous avez même expliqué pourquoi. Comment vous portez-vous depuis ?
J’ai de la suite dans les idées ! D’ailleurs, l’un des derniers plans de Ziyara était la tombe d’Edmond Amran Elmaleh, avec l’ethnologue Aomar Boum qui se recueille, avec une citation d’Elmaleh à la fin. J’avais donc déjà l’idée en tête, avec cette transition vers le prochain film, que j’ai fait, effectivement. Cela m’a pris presque trois ans de travail, notamment au vu du nombre des intervenants, qui sont 17 à l’écran et dont chacun habite dans un pays, ou dans une ville.
Edmond Amran Elmaleh / Ph. Saad A. Tazi
Mais ce nombre d’intervenants nous dit que feu Edmond avait énormément de connaissances. Il était très sociable, se créait facilement des amitiés fortes et sincères partout. Ils étaient toujours beaucoup plus jeunes que lui, donc même s’il n’avait pas d’enfants, il était toujours entouré de jeunes. Pour mon documentaire, cela a été une chance car bien que lui soit parti il y a plus de dix ans, beaucoup de ses amis sont encore de ce monde.
A vrai dire, je n’avais que l’embarras du choix et tout le monde voulait participer au documentaire, parce que tout le monde aimait Edmond et avait des choses à raconter. Mon regret est d’en avoir filmé beaucoup sans pouvoir les intégrer à un seul film. Outre les témoignages, il y a des archives et une vie tellement complexe à raconter, donc beaucoup de travail de montage, d’arbitrages à faire et de décisions à prendre, comme pour tisser de la dentelle.
Il y a eu aussi les inconvénients auxquels nous sommes habitués en production documentaire, c’est-à-dire le manque de financement, qui, même lorsqu’il est promis, arrive trop tard. Des fois, il faut s’arrêter en cours de processus, faute de ressources qu’il faut chercher. Mais j’ai l’habitude.
Simone Bitton au FIFM 2024 / Ph. FIFM
Vu un cercle si large, on peut dire que les amis d’Edmond sont ses enfants, en quelque sorte. Vu les témoignages exhaustifs qui peuvent encore être recueillis le concernant, pensez-vous que ça mériterait un deuxième volet ?
Peut-être pas, mais il mériterait sûrement que d’autres films et d’autres livres lui soient consacrés. Il en existe déjà quelques-uns, mais pas encore assez puisqu’il est un grand personnage de la culture et du patrimoine politique marocain. Au-delà des hommages, je pense qu’il mérite maintenant d’être étudié davantage, notamment à l’université. Il serait bon que ses œuvres soient inclus aux cours de littérature. Pour ma part, il me semble avoir fait mon travail de documentariste. Maintenant, que 100 roses en fleurissent.
Vous avez parlé de dentelle et justement, ce film est cousu main. Vous le décrivez pourtant comme un film simple, composé d’entretiens, d’archives, de documentation livresque, de voyages… On assiste cependant à une évolution des pratiques, qui s’inspirent de plus en plus des usages cinématographiques. Que pensez-vous de ce décloisonnement par rapport à la nature artisanale du travail documentaire ?
Il y a maintenant une école du jeune documentaire, qui utilise de l’animation, des marionnettes, une certaine forme de storytelling… J’aime beaucoup et je trouve que c’est réussi, dans certains films. Moi, j’en suis restée à la simplicité des matériaux premiers et bruts, comme les peintres qui n’utilisent que les couleurs primaires. C’est pourquoi, je présente mon documentaire comme étant fait d’ingrédients simples : L’interview, la voix-off, le lieu où les choses se sont passées, l’archive réelle et non altérée.
Cela ne veut pas dire que le sujet et le montage ne sont pas complexes, mais c’est très important pour moi que le travail et sa matière première soient très authentique. Je veux filmer la maison où mon personnage est né réellement et je cherche, jusqu’à ce que je trouve. Si je ne trouve pas, ça n’y est pas. Je suis très attachée à cette intégrité de la réalité et de l’authenticité du lieu, de la parole, de l’anecdote. Pour moi, c’est cela, la simplicité, qui est d’ailleurs difficile à atteindre dans tous les arts.
Ph. FIFM
Dans vos deux derniers documentaires, vous filmez les cimetières vivants et vous filmez la vie après la mort. Etait-ce important pour vous, après tant d’années où vous avez «filmé la guerre», comme vous le dites à la fin de ce film en vous adressant à Edmond Amran Elmaleh ?
Dans ce dernier documentaire, je m’excuse auprès d’Edmond Amran Elmaleh de ne pas avoir été souvent à ses côtés pendant les dernières années de sa vie, parce que c’est une période où j’ai été très occupée à faire des films difficiles au Moyen-Orient, en Palestine. Cela m’a pris tout mon temps et beaucoup d’énergie. Je passais de temps en temps à Rabat pour le saluer en vitesse et il venait toujours à mes projections au Maroc. La dernière fois que je l’ai vu, c’était quelques mois avant sa mort.
Je n’étais pas là pendant les dernières semaines, alors que certains ont fait l’effort de venir, parfois de loin. J’ai traîné cette culpabilité, parce que feu Edmond donnait à chacun l’impression d’être son fils unique. Ce sentiment filial fait que vous vous sentez très coupable, quand vous n’êtes pas là. Il était très malin !
Pendant les dix dernières années de sa vie, il s’est fait une nouvelle famille de nouveaux jeunes qui étaient très attachés à lui, peintres, plasticiens, romanciers marocains. Il n’a jamais déjeuné seul et est mort très entouré de respect et d’affection.
Vous dites qu’en dehors du Maroc, Edmond Amran Elmaleh n’a pas encore eu droit à la célébrité de l’intellectuel qu’il est, notamment en France, où il a pourtant vécu des années…
Oui. Il est beaucoup plus connu au Maroc qu’en France. Par exemple, j’ai demandé les droits d’un extrait d’un article utilisé dans mon documentaire, et que feu Edmond avait écrit pour les Temps Modernes, revue française éditée chez Gallimard. Au bout de quinze jours, l’éditeur m’a répondu qu’il n’avait «aucune trace de contrat». Il ne savait même pas qui c’était. Effectivement, le défunt n’a pas été reconnu à sa juste valeur, là-bas.
Simone Bitton au FIFM 2024 / Ph. FIFM
Il faut dire qu’il a fait tout pour cette reconnaissance, mais son langage est resté perçu comme difficile. Feu Edmond prenait beaucoup de liberté avec la ponctuation et on ne pouvait rien lui dire. Il truffait son français de mots en darija et comprenne qui voudra. Certains ont eu du mal à rentrer dans cet univers littéraire, mais le public marocain, francophone en tout cas, a été beaucoup plus réceptif.
Vous qualifiez le départ des juifs du Maroc de «gâchis historique». C’est une idée qui rejoint la pensée d’Edmond Amaran Elmaleh. Comment ses écrits ont influencé votre cheminement personnel ?
Dans ce film, où je parle à la première personne car il est très intime, je dis que l’ai découvert par son premier livre. Etudiante à Paris, je suis me suis rendue à la librairie Maspero, où j’ai trouvé ce livre : «Parcours immobile» [paru en 1980, ndlr], avec un dessin qui ressemble beaucoup au goudron sur les poteries amazighes. L’illustration, le nom juif très répandu au Maroc, ont attiré mon regard et j’ai acheté l’ouvrage. Puis, je me suis plongée dedans.
Je me souviens bien que cette lecture n’était pas des plus faciles, mais je me suis sentie chez moi, tout de suite, dans ses mots, y compris dans ceux en darija. Peu après, j’ai eu l’occasion de le rencontrer personnellement, puisqu’il habitait à Paris. C’est Leïla Shahid [ancienne ambassadrice de la Palestine auprès de l’Union européenne, de la Belgique et du Luxembourg de 2005 à 2015, ndlr] qui m’a amenée chez lui la première fois, pour me le présenter. De mon côté, je militais déjà, très jeune. J’écrivais des chroniques dans la Revue d’études palestiniennes. Leïla m’a dit qu’il serait ravi de faire ma connaissance, étant «si peu nombreux de juifs à être solidaires des Palestiniens».
Depuis, nous ne nous sommes jamais vraiment quittés, étant tous les marocains, attachés à la cause palestinienne, tout en ayant des attaches juives très fortes, que non seulement nous ne renions pas, mais que nous assumons. Nous disons les vrais Juifs, ce sont nous et non pas ceux qui tuent soi-disant en notre nom. Nous sommes les gens du livre, de la sagesse, de l’écriture, de la justice, pas de la guerre et du commerce des armes.
Simon Levy, Abraham Serfaty, Edmond Amaran Elmaleh, sont morts à peu près à la même période. Vous avez consacré des films à Serfaty, à Mahmoud Darwich, à Mehdi Ben Barka… Si les journalistes sont des historiens du présent, peut-on dire que les documentaristes sont les historiens qui relient notre passé au présent ?
Simon Levy, Abraham Serfaty, Edmond Amaran Elmaleh, je les ai connus tous les trois. Je pense que les documentaristes vont être les meilleurs alliés des historiens et que les historiens de demain vont regarder nos films avec beaucoup d’attention. Je pense que c’est dans nos films, très souvent, qu’ils vont trouver la vérité qui ne figurera plus dans les archives de la langue de bois des politiques.
Quand le documentariste est intègre, ils vont y trouver l’intégrité qu’ils cherchent et qui est celle d’écrire le monde tel qu’il est. C’est une archive en soi. D’ailleurs, plusieurs de mes films sont utilisés par des professeurs d’Histoire, qui les passent en classe. Nous sommes main dans la main, nous travaillons plus sur le sentiment, sur l’émotion, mais quand le documentariste est sincère, il fait œuvre d’historien, tout à fait.