Au début du XXe siècle, les puissances coloniales européennes ont cherché à étendre leur influence en Afrique du Nord. Dans la région, le Maroc a fait l’objet d’une pression croissante sur ses frontières méridionales. Conscient de la menace sur la souveraineté marocaine dans la région du Sahara, le sultan Abdelaziz a pris des mesures décisives. Il envoie notamment une expédition militaire en 1906, menée par son cousin Moulay Idriss. Cette campagne, soutenue par d’influents chefs religieux et tribaux, a eu pour objectif de réaffirmer l’autorité marocaine sur les provinces du sud et à résister aux belligérances françaises.
Depuis la fin du XIXe siècle, les ambitions coloniales de la France dans la région se sont d’ailleurs accrues. Dans son ouvrage «Infiltration espagnole sur les côtes du Sahara marocain (1860-1934)», Dr Noureddine Belhaddad rappelle que dès 1900, Cheikh Ma al-Aynayn, «figure religieuse et politique de premier plan au Sahara, nommée en 1879 adjoint du sultan marocain pour la région par Hassan Ier», a alerté le gouvernement central des visées françaises sur la région de l’Adrar.
Dans une lettre adressée au grand vizir Ahmed ben Moussa, Ma al-Aynayn rapporte : «Il nous a été confirmé par de multiples sources que les chrétiens de Ndar (Saint-Louis, Sénégal), que Dieu les maudisse, sont occupés à acheter des chameaux et des outres, avec l’intention d’avancer vers l’Adrar».
Le Dahir Sultani, Décret de nomination de Ma al-Aynayn par le Sultan marocain Hassan Ier en l’an 1879
Cette nouvelle a poussé le sultan Abdelaziz à demander à son représentant à Tanger, Mohammed Torres, de déposer un courrier officiel de protestation auprès du ministre français. Cependant, les efforts diplomatiques se sont révélés insuffisants face à l’expansionnisme français.
Le rôle du représentant du sultan sur le Sahara, Cheikh Ma al-Aynayn
En tant qu’adjoint du sultan, le cheikh Ma al-Aynayn a joué un rôle essentiel dans l’organisation de la résistance aux incursions françaises. Il a également maintenu les liens entre les tribus sahraouies et l’empire chérifien du Maroc. Comme le souligne le livre «Cheikh Ma al-Aynayn : Savants et émirs face au colonialisme européen», cette figure historique a mis à profit son vaste réseau et son statut social pour mobiliser l’opposition à l’occupation par la France.
En 1905, reconnaissant la nécessité d’un soutien plus substantiel, Ma al-Aynayn a conduit une délégation de notables des tribus sahraouies à Fès, alors capitale du pouvoir central, pour renouveler leur allégeance au sultan Moulay Abdelaziz et demander des armes et des munitions.
Moulay Abdelaziz les a reçus chaleureusement. Après concertations sur les stratégies à adopter afin de contrer les incursions de la France en Adrar, «le sultan marocain fournit à Ma al-Aynayn d’importantes quantités d’armes et de munitions, l’exhortant à unir les tribus dans la résistance», a rapporté le général français Henri Gouraud, dans ses mémoires «Mauritanie Adrar, souvenirs d’un Africain».
Moulay Idriss et la préparation de la campagne militaire
A la suite de cette visite, le sultan Moulay Abdelaziz décide d’organiser une expédition militaire au Sahara. Il désigne son cousin, Moulay Idriss ben Abderrahman, à la tête de cette force. Il lui accorde aussi de larges prérogatives, pour traiter toutes les questions qui préoccupent les musulmans de la région, notamment celle de l’ingérence française.
Le sultan Moulay Abdelaziz du Maroc
Ma al-Aynayn joue un rôle crucial dans la préparation du terrain pour l’expédition de Moulay Idriss. Il envoie des émissaires, dont ses fils, dans diverses tribus pour encourager au jihad et rallier des soutiens au représentant du sultan. A ce titre, son fils Cheikh Hassan est envoyé en tant que médiateur entre les factions de la tribu des Idaouites, en septembre 1906.
De son côté, l’administration coloniale française a suivi ces activités de très près. Dans son livre «Mauritanie, Historique des opérations militaires du XVIIe siècle à 1920», le capitaine Gaston Dufour a noté : «Depuis l’année dernière, les tribus faisaient l’objet d’une propagande clandestine de la part des émissaires de Ma el-Aynayn, qui parcouraient les régions du Tagant, de Rgueiba, du Hodh et même les zones administrativement organisées des territoires du Trarza».
Lancement de l’expédition
Sur les instructions de Moulay Idriss, l’opération militaire part de Smara, en 1906. Dans son récit, Gaston Dufour décrit la situation : «Les événements marquants de 1906 furent la mobilisation des dissidents dans l’Adrar et l’arrivée du cherif Idriss dans cette région, envoyé par le sultan du Maroc, ainsi que sa tentative de prendre le contrôle du pays des Bidhan.»
Pour renforcer le soutien des tribus de la région et des émirs de Chinguetti, Ma al-Aynayn a adressé des lettres aux chefs de tribus et aux cheikhs, les exhortant à rejoindre le jihad et à soutenir le représentant du sultan contre l’ennemi français. Datée de juillet 1905, une de ces missives a été envoyée à Sidi Mohammed al-Mokhtar ben Hamid, cheikh de la tribu Kunta. Il y est informé de l’envoi de Moulay Idriss par le sultan, en plus d’une demande de son soutien pour la campagne.
Lettre extraite du livre «Le Sahara marocain à travers les documents royaux», datée de juillet 1905, évoquant l’appel du cheikh Ma al-Aynayn à Mohammed al-Mokhtar pour soutenir l’expédition marocaine vers le sud
Les autorités coloniales françaises sont alarmées par l’expédition. Dans une lettre en date du 23 novembre 1906, le ministre français des Colonies Milliès-Lacroix écrit au ministre des Affaires étrangères : «Je vous avais précédemment informé de la présence du fils de Ma al-Aynayn, nommé Hassana, parmi les Idaw’ish, distribuant des armes et des munitions».
«Depuis, l’agitation s’est intensifiée. Le principal agent responsable s’appelle Moulay Idriss ould Moulay Abderrahmane ould Moulay Slimane, cousin du Sultan du Maroc, qui prétend être son envoyé… Moulay Idriss a déclaré qu’il était venu gouverner le pays et qu’au nom du Sultan, il était venu revendiquer la propriété des terres (mauritaniennes) jusqu’au fleuve…»
La bataille de Nimlane
Le 25 octobre 1906, à Nimlane, dans la région du Tagan (Mauritanie actuelle), les forces marocaines dirigées par Moulay Idriss sont appuyées par de nombreuses tribus sahariennes ayant répondu à l’appel au jihad du vice-sultan, Ma al-Aynayn. Elles engagent le combat contre les forces françaises, dirigées par les lieutenants Andrieux et Franssu. La bataille se termine par une victoire des forces marocaines. Les deux responsables français ont été tués dans les confrontations.
La bataille a vu la participation de plusieurs fils de Ma al-Aynayn, dont Cheikh Hassan, Cheikh al-Wali et Cheikh Taleb Khiar, outre de nombreux disciples de l’adjoint au sultan, ainsi que des notables tribaux et émirs.
Le succès de la bataille de Nimlane a remonté le moral des forces alliées marocaines. Le ministre Milliès-Lacroix a rapporté que «le chérif Moulay Idriss avait rassemblé 500 combattants, dont 100 de la région du Hodh, notamment de Laghlal et Meshduf…»
«Le nombre de Bidhan (opposants à la présence française) autour du centre a doublé, car le succès du cherif et l’espoir d’opérations de raids ont encouragé de nombreux habitants à rejoindre les périphéries», a ajouté la ministre Milliès-Lacroix.
Après cette percée historique, les forces marocaines ont pris le cap vers la ville de Tidjikja. Là, un désaccord stratégique est survenu entre Moulay Idriss et les chefs de la résistance locale. Alors que le premier a soutenu une attaque immédiate, les second ont préconisé d’assiéger la zone. Après un siège d’une semaine, Moulay Idriss a ordonné un assaut. Mais cette opération a été repoussée, marquant un tournant dans la campagne.
Conséquences et importance de la bataille
Les documents coloniaux français témoignent de l’impact de l’expédition. L’inquiétude exprimée dans la correspondance officielle révèle la menace sur les ambitions colonialistes dans la région. La mobilisation des tribus sur un vaste territoire, du Tagant au Hodh, démontre par ailleurs l’étendue de l’influence marocaine au Sahara.
Après la victoire du Maroc lors de la bataille de Nimlan, la France reprend l’initiative, sous la conduite du général Henri Gouraud, et étend son contrôle sur le Sahara de Chinguett. Elle permet à l’Espagne d’occuper les régions de Saguia el-Hamra et de Wadi al-Dahab, à l’issue de la Conférence de Berlin de 1884. A la suite des concertations dans ce contexte, les puissances européennes se sont partagé le continent africain, en vertu également des accords bilatéraux conclus entre les mêmes parties prenantes, à l’image du traité franco-espagnole du 3 octobre 1904.
Bien que les résultats de la victoire de Nimlane aient été limités, l’expédition de Moulay Idriss a démontré la détermination du Maroc à défendre ses territoires du Sahara et à unifier de nombreuses tribus sous la bannière du sultan. Cette campagne a mis en lumière le réseau de relations entre le sultanat marocain, d’influentes personnalités religieuses sahariennes comme Ma al-Aynayn et des chefs tribaux locaux.
Inquiétudes françaises concernant l’influence marocaine au Sahara : dépêche du ministre français des Affaires étrangères, Étienne Pichon, à M. Regnault, ministre français à Tanger, concernant les activités de Ma el-Aïnin et de Moulay Idriss, novembre 1906
En effet, ces liens transcendent la simple politique et sont profondément ancrés dans le tissu religieux et social. L’influence considérable exercée par Ma al-Aynayn, en tant que représentant du sultan, et le respect manifesté par les tribus à l’égard de Moulay Idriss et à ses directives militaires en tant qu’envoyé du sultan, illustrent indéniablement de la reconnaissance généralisée de la souveraineté marocaine parmi les tribus sahraouies.