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Quand la mémoire sait, mais que la parole ne suit pas [Tribune]

Quand la mémoire sait, mais que la parole ne suit pas [Tribune]

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Quand je suis revenu vivre au Maroc, j’ai été confronté à un paradoxe intime. Je comprenais parfaitement la darija [le dialecte marocain, ndlr]. Mais je n’arrivais pas à la parler. Pas sans effort, sans gêne, sans cette crispation intérieure qui noue la gorge et fige les gestes. Moi qui avais appris plusieurs langues étrangères avec fluidité, je butais soudain sur ma propre langue maternelle.

Une langue que je n’avais jamais vraiment apprise, de façon académique, mais que j’avais reçue en héritage affectif, familial, périphérique. Je me disais : «C’est normal, je n’ai pas pratiqué.» Ou encore : «Le jour où j’en aurai vraiment besoin, elle reviendra.» Mais elle ne revenait pas. Ou alors avec maladresse.

Plus je tentais de me corriger, plus mon corps résistait. Il fallait des stratégies absurdes de mémorisation pour retenir un mot, pourtant entendu mille fois. Des associations visuelles, des systèmes détournés, comme si je cherchais à contourner une porte verrouillée.

C’est là que j’ai compris : le blocage n’était pas cognitif. Il était émotionnel

Mon cerveau savait. Mais il s’était fermé.

Je savais ce que cela voulait dire : l’amygdale, cette petite sentinelle du cerveau émotionnel, avait activé son signal d’alerte. Elle reconnaissait dans cette langue quelque chose de menaçant. Non pas objectivement, mais symboliquement. Une mémoire enfouie. Une peur de mal faire. Une blessure ancienne, jamais vraiment digérée.

Lorsqu’une langue est associée à une expérience blessante — moquerie, humiliation, sentiment d’infériorité — le cerveau l’enregistre et l’amygdale fait le tri. Cette petite structure logée au cœur du cerveau émotionnel joue le rôle de détecteur de menace. Elle ne fait pas la différence entre un danger réel et une blessure symbolique. Une intonation sèche, une correction brutale, un éclat de rire malvenu… et elle tire la sonnette d’alarme.

Et une fois que l’amygdale a identifié cette langue comme vecteur potentiel de douleur, elle réagit de manière automatique. Elle envoie des signaux de stress au reste du cerveau, inhibant plusieurs zones essentielles à l’apprentissage et à l’expression :

  • L’hippocampe, qui permet de mémoriser à long terme, se met en veille. Les mots ne s’ancrent plus.
  • Le cortex préfrontal, responsable de la planification, de l’attention et de l’organisation, devient moins disponible.
  • Les aires du langage — Broca pour la production, Wernicke pour la compréhension — perdent leur fluidité.

Ce qui devrait être un simple exercice de parole devient un effort surhumain. Résultat : on sait… mais on n’arrive plus à dire.

Ce processus peut être inversé

Ce mécanisme est bien connu dans les troubles anxieux, les traumas, ou les phobies scolaires. Mais il est encore trop peu reconnu dans le champ de l’apprentissage linguistique. Pourtant, je le vois tous les jours en consultation : des enfants brillants qui bloquent sur une lecture en arabe classique ; des adolescents qui comprennent parfaitement la darija mais n’osent jamais le parler à l’école ; des adultes qui rougissent ou transpirent dès qu’ils doivent s’exprimer dans une langue pourtant familière.

Ce n’est ni de la paresse, ni un déficit d’intelligence. C’est là une stratégie neurologique de protection. Le cerveau fait ce qu’il peut pour éviter la répétition d’une blessure. Il ferme la porte. Il bloque l’accès à cette langue comme il le ferait pour un souvenir douloureux.

Mais la bonne nouvelle est que ce processus peut être inversé. Grâce à des approches de «réassociation émotionnelle», il est possible de réconcilier une personne avec une langue qu’elle a appris à craindre. Cela demande du temps, de la bienveillance, et surtout un cadre sécurisant où la langue redevient un lieu d’exploration — pas de jugement.

C’est là, à mon sens, que se joue l’essentiel. Avant de demander à une langue d’être parlée… il faut lui redonner le droit d’être ressentie sans peur.

Car au Maroc, les langues ne sont pas neutres. Elles sont saturées de signaux sociaux implicites, de statuts hiérarchisés, de mémoires affectives. Elles ne sont pas toutes introduites dans le même climat. Certaines sont valorisées — le français, l’anglais — comme des tremplins vers la réussite, synonymes d’ouverture, de modernité, d’intelligence. Leurs locuteurs sont souvent admirés, voire enviés.

D’autres, comme l’arabe classique, sont sacralisées — la langue du Coran, du savoir, de l’école — mais rarement vécues avec légèreté ou spontanéité. Puis, il y a celles qu’on parle chez soi — la darija, le tamazight — qu’on n’enseigne pas, qu’on corrige parfois sans les expliquer, qu’on marginalise dans des institutions, mais qui portent pourtant l’intime : les émotions premières, la voix de la mère, la cuisine, la tendresse.

Et une langue qu’on n’a jamais sentie légitime devient une langue qu’on n’ose plus parler. Ou qu’on parle avec la peur de ne pas bien faire. Chez ceux qui reviennent, cette langue du foyer devient parfois un terrain de conflit intérieur. On se sent étranger à ce qu’on devrait habiter. Illégitime à dire ce qu’on ressent.

Je l’ai vue en consultation. Je l’ai entendue dans les messages reçus après ma série «Retour au bled». Des centaines de personnes m’ont écrit :

«Je comprends, mais je n’ose pas parler.»

«J’ai honte de mon accent.»

«J’ai grandi au Maroc et pourtant, je me tais.»

Ce silence partagé dit quelque chose. Il dit que notre rapport aux langues est aussi un rapport à la sécurité, à l’écoute, à l’identité. Avant de demander à quelqu’un de bien parler, il faudrait lui demander : dans quelle langue te sens-tu reconnu ?

Accueillir la langue sans hiérarchie

Je ne propose pas de miracle. Mais je crois à une chose : pour qu’une langue puisse vivre en nous, il faut qu’elle soit accueillie. Sans moquerie. Sans hiérarchie. Il faut qu’elle puisse redevenir un lieu d’expression, pas une épreuve ou un rappel d’échec.

En thérapie, je propose parfois un exercice simple : ce que j’appelle la «double exposition douce». Prendre une phrase en darija, difficile à dire, et la répéter doucement dans un cadre rassurant. En marchant, en écoutant une musique qu’on aime, en l’associant à un souvenir positif. Ce n’est pas de la magie. C’est de la rééducation émotionnelle. On crée une nouvelle trace. Une mémoire douce.

Alors oui, ce texte ne raconte qu’une version de l’histoire. Il existe d’autres vécus. Certains Marocains parfaitement francophones sont parfois perçus comme «trop français», soupçonnés d’avoir eu un parcours scolaire privilégié, ou d’être «déconnectés» de leur culture. Ce regard peut blesser aussi. Ce sera peut-être l’objet d’un autre texte. Car toute langue porte ses blessures. Il faudrait du temps — et d’autres voix — pour explorer ces autres faces du miroir.

Mais ici, je parle d’une fracture bien particulière : celle de ceux qui reviennent et qui n’arrivent plus à parler la langue de leur enfance. Non pas parce qu’ils l’ont oubliée, mais parce qu’elle s’est figée quelque part entre la mémoire et la gorge.

Il serait temps de nommer cette fracture, non pas pour accuser, mais pour commencer à la réparer. Parce qu’une langue, avant de se dire… doit pouvoir se sentir. Et s’aimer un peu. Même si on la parle avec des hésitations.





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