Le mouvement d’expansion coloniale de la France au Maroc trouve ses racines bien avant le traité de Fès de 1912. Dès le 29 mars 1907, les forces coloniales, sous la conduite du général Hubert Lyautey, prenaient le contrôle de la ville d’Oujda en représailles à l’assassinat d’Émile Mauchamp, un médecin dirigeant un dispensaire à Marrakech, soupçonné d’être un espion. Ce fut la troisième occupation de la capitale de l’Oriental par la France.
Déjà au 19ème siècle, Oujda subissait les pressions des forces françaises basées en Algérie voisine. Ce harcèlement culmine avec la «bataille d’Isly» le 14 août 1844, à la frontière algéro-marocaine, en réaction au soutien marocain à l’insurrection de l’Émir Abd el-Kader contre la France. Dans son ouvrage «Chantiers et défis de la recherche sur le Maghreb contemporain» (Éditions Karthala, 2009), l’historien Pierre-Robert Baduel évoque une seconde intervention militaire française au Maroc, marquée par une occupation brève de la capitale de l’Oriental. Il note que «l’expédition du Général Edouard de Martimprey au Maroc en août 1859 n’a guère retenu l’attention des historiens de l’action coloniale française en Afrique du Nord, encore moins pour ses aspects sanitaires», mentionnant une épidémie de choléra supposée coïncider avec cette intervention.
Une intervention soigneusement planifiée
Au lendemain de cette intervention, en 1901, la France obtient un accord avec les autorités marocaines lui permettant de «soutenir» l’administration marocaine dans les régions non contrôlées du Maroc oriental. En 1904, le Royaume-Uni et la France signent le 8 avril l’«Entente cordiale», une série d’accords bilatéraux. Cette entente témoigne de la compréhension britannique face aux ambitions françaises au Maroc. La France n’a alors plus que l’Allemagne à écarter avant d’agir. Parallèlement, le sultan Abd al-Aziz s’adresse à l’empereur allemand Guillaume II pour contrer les ambitions françaises. Le 31 mars 1905, Guillaume II visite le Maroc, traverse Tanger à cheval et rencontre le sultan. Dans un discours, il évoque la souveraineté marocaine et un Maroc libre, «sans monopole et sans annexion», un clin d’œil aux forces françaises. La France et l’Allemagne organisent alors, du 16 janvier au 7 avril 1906 sous l’égide des États-Unis, la conférence d’Algésiras en Espagne, où l’Allemagne, la France et l’Espagne obtiennent provisoirement des droits sur les affaires marocaines.
Au Maroc, cette rencontre suscite une agitation contre les résidents étrangers. La colère se traduit par l’assassinat à Marrakech, le 19 mars 1907, du médecin français Émile Mauchamp, également connu sous le nom de Pierre Benoit Émile Mauchamp. Nommé par décret du ministère des Affaires étrangères pour diriger un dispensaire créé en 1905 à Marrakech, il est accusé de «visées chrétiennes, sournoises et néfastes». Il est retrouvé mort le 19 mars près du dispensaire où il soignait des enfants. Cet assassinat devient le prétexte idéal pour une intervention militaire française quelques jours plus tard.
Émile Mauchamp, quelques jours avant son assassinat à Marrakech. / Ph. Mémoires du patrimoine marocain
Le médecin «espion» ou le prétexte d’une troisième intervention
Après l’assassinat, le gouvernement français lance une campagne anti-marocaine, selon Allal El Khadimi dans les «Mémoires du patrimoine marocain» (Cinquième volume, Éditions Nord Organisation, 1986). L’historien évoque aussi un voyage du médecin en France en 1907 et sa rencontre avec le ministère français des Affaires étrangères. «À son retour, il est accusé de trahison par la population locale, et un premier affrontement aurait eu lieu avant son assassinat», poursuit-il.
Après diverses négociations, le gouvernement français décide le 25 mars 1907 d’occuper Oujda pour forcer les autorités marocaines à prendre des mesures sévères contre les assassins. Quatre jours plus tard, le 29 mars, une expédition militaire composée de «deux bataillons du 2° zouaves, un bataillon du 2° tirailleurs, deux escadrons du 2° spahis, une batterie d’artillerie et 200 goumiers», sous le commandement du colonel Felineau, marche vers la capitale de l’Oriental, rapporte le général Lyautey dans un télégramme.
Campement militaire des forces françaises à quelques kilomètres de la ville d’Oujda en 1907. / Ph. Mémoires du patrimoine marocain
«Oujda [est] occupée [à] dix heures du matin sans incident et sans un coup de fusil», indiquait-il. Officiellement, la France exige du Makhzen la révocation et l’emprisonnement du pacha de Marrakech, la punition des coupables et le paiement d’une indemnité. Mais surtout, elle souhaite l’application des accords franco-marocains sur les régions frontalières. Officieusement, malgré les accords d’Algésiras, la France concrétise sa vision du protectorat au Maroc.
Malgré les efforts du sultan et de ses vizirs pour trouver une solution, la population locale entame une lutte acharnée avec bravoure. L’insurrection oblige les autorités françaises à renforcer leur présence militaire, sous prétexte de protéger les ressortissants étrangers, pour ensuite bombarder le 5 août, via le croiseur Galilée, le cuirassé Gloire et le croiseur Forbin, la kasbah de Casablanca, causant de nombreuses victimes parmi les «rebelles» et la population.
La ville de Casablanca en 1907. / Ph. Mémoires du patrimoine marocain
Ce n’est que quatre ans plus tard, en 1911, que l’Allemagne, inquiète pour ses prétentions sur le Maroc après une autre intervention française dans plusieurs villes, intervient en envoyant un navire armé de canons dans la baie d’Agadir. Cet événement, connu sous le nom de «Coup d’Agadir», provoque une crise diplomatique entre la France et l’Allemagne. Finalement, l’Allemagne cède devant l’Espagne et la France, qui signera le 30 mars de l’année suivante le Traité de Fès, instaurant le protectorat français sur le Maroc.