Le 22 janvier 1966, un mandat d’arrêt international est lancé contre le général Mohamed Oufkir et le général Ahmed Dlimi. Les deux hommes d’Etat marocain sont alors accusés d’être impliqués dans l’enlèvement, quelques mois auparavant, de Mehdi Ben Barka. Mais alors que le procès de cette affaire ne s’ouvre que le 5 septembre 1966, il sera interrompu par un «coup de théâtre». Ahmed Dlimi se présente, le 19 octobre 1966, devant l’audience pour se constituer prisonnier.
Une disparition qui fait scandale
Nous sommes le 10 janvier 1966. L’Express publiait en Une le témoignage d’un Français ayant assisté à l’enlèvement, quelques semaines auparavant, de Mehdi Ben Barka. L’opinion publique française commence alors à s’intéresser à ce scandale politique. Déjà le 2 novembre, une instruction est ouverte par le juge Louis Zollinger sur la disparition du leader de la gauche marocaine et confiée à la brigade criminelle.
Près de 12 jours après la Une de L’Express, le juge Zollinger émet donc trois mandats d’arrêt internationaux contre le général Oufkir, le commandant Dlimi et un certain Larbi Chtouki qui aurait aussi pris part à la séquestration de Ben Barka.
La Une de L’Express du 10 janvier 1966. / Ph. DR
Deux jours plus tard, la France convoque l’ambassadeur français à Rabat. Le 21 février, le général de Gaulle évoque alors la disparition de Ben Barka lors d’une conférence de presse, évoquant l’«ingérence sur le territoire national d’un ministre marocain».
L’enquête prendra du temps, alors que la presse française et internationale continuent de multiplier les révélations. Ce n’est que le 5 septembre 1966 que le procès des accusés s’ouvre à Paris. Derrière les barreaux, ils n’y avait pourtant que deux des cinq accusés : Antoine Lopez, chef d’escale à Orly et informateur des services secrets marocains (SDCE), et Louis Souchon, l’un des policiers ayant interpellé Ben Barka le jour de sa disparition. Mais depuis le Maroc, le procès allait connaitre une tournure très inattendue.
Un coup de théâtre signé Ahmed Dlimi
Le 19 octobre, Ahmed Dlimi, que la justice française accusait d’implication à l’enlèvement de Ben Barka, se présente au Palais de justice et se constitue prisonnier. Il fait même l’une de ses déclarations les plus célèbres, affirmant qu’il est venu «sauver l’honneur de [son] pays et le [sien]» et qu’il s’agit d’une «une initiative personnelle» à l’insu de feu le roi Hassan II, comme le rapporte Jeune Afrique.
Il profitera de sa présence à Paris pour accorder une interview au média libanais El Hayat du 19 octobre, rapporte le journaliste italien Attilio Gaudio dans «Guerres et paix au Maroc : reportage, 1950-1990» (Editions Karthala, 1991). Dlimi ne manquera pas de souligner les «intentions sincères du pouvoir royal envers le retour de ce turbulent professeur de maths (Ben Barka, ndlr)». Il relaye aussi une autre version du kidnapping du ténor de la gauche marocaine, en affirmant s’être déplacé à Paris mais seulement pour «assurer» le retour de Ben Barka au Maroc.
«Nous avions été surpris, à Paris, par son enlèvement (…). Ils [les auteurs du kidnapping] se sont mis en contact avec nous et nous ont informés que Ben Barka était entre leurs mains et qu’ils étaient prêts à le transférer au Maroc contre le paiement d’une certaine somme d’argent.»
Ahmed Dlimi dans l’interview accordée le 19 octobre 1966 à El Hayat
Le responsable marocain ajoute aussi que Ben Barka était attendu au Maroc, le 2 novembre, à l’aérodrome de M’sila, «un petit aérodrome caché dans la montagne, au nord de Taza» indique Attilio Gaudio.
Mehdi Ben Barka, Ahmed Dlimi et Mohamed Oufkir. / Ph. Flickr
Mais dans son ouvrage «Ben Barka, Hassan II, De Gaulle : Ce que je sais d’eux» (Editions Karthala, 2010), l’écrivain et avocat français Maurice Buttin raconte une toute autre version, qualifiant même le coup de théâtre de Dlimi de «véritable comédie policière».
«Il a voyagé dans la nuit du 17 au 18 sous le nom de M. Ben Mokhtar, commerçant. Depuis son débarquement, la nouvelle a été soigneusement cachée par ses avocats. Suprême plaisanterie, l’audience de la Cour du 19 octobre a commencé à l’heure prévue, sans qu’aucune information ne soit donnée sur l’arrivée de Dlimi.»
Maurice Buttin
A 16h30, le 19 octobre 1966, «une 494 conduite par Me Gibault franchit les grilles» du palais de justice parisien, avant qu’Ahmed Dlimi ne descende de la voiture et se rende dans la salle. Il lance donc sa fameuse déclaration aux juges et laisse ses avocats de défense poursuivre la stratégie. Ceux-ci demandent alors «sa mise en liberté provisoire immédiate». «Dlimi, en plein accord avec Hassan II, qui lui a donné l’ordre formel de se taire, joue les innocents», commente l’avocat français avant d’évoquer les dessous de ce déplacement intervenu «sur une décision du souverain, lors d’un conseil des ministres», confirmée par un proche du Palais royal.
L’acquittement par la justice française
En effet, suite à l’une des plaidoirie des avocats de la famille Ben Barka, «un observateur du roi au procès était rentré précipitamment à Rabat» pour rendre son rapport. Il aurait sérieusement mis en garde contre une «condamnation – par contumace – d’Oufkir et de Dlimi». «Il fut donc décider que celui-ci se présenterait au palais de justice les derniers jours du procès», poursuit Maurice Buttin.
Feu le roi Hassan II et Ahmed Dlimi. / Ph. DR
Une version soutenue par l’Italien Attilio Gaudio. L’auteur de «Guerre et paix au Maroc» ou encore de «Allal et Fassi, ou l’histoire de l’Istiqlal», affirme que le déplacement de Dlimi «n’était pas un coup de tête». «Son départ avait été soigneusement préparé entre le Palais et les autres protagonistes de l’affaire Ben Barka», affirme-t-il.
Contacté par Yabiladi, Maurice Buttin nous informe qu’Ahmed Dlimi était «resté en prison en France pour le besoin de l’instruction».
Mais son déplacement aura l’effet escompté. Le 5 juin 1967, la Cour rend son verdict dans un contexte particulier. Le général Mohamed Oufkir, ministre de l’Intérieur, est lui condamné par contumace à la réclusion criminelle à perpétuité. Cinq ans plus tard, Dlimi était toujours un homme de confiance de Hassan II au moment où, Mohamed Oufkir, tombé en disgrâce, se «suicide dans son bureau de l’État-Major en se tirant une balle dans la tête» après l’échec du «coup d’Etat des aviateurs».