Le 22 juillet 1921, le chef de la résistance rifaine Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi (1882 – 1963) fit subir aux Espagnols un échec cuisant, lors d’une défaite historique enregistrée ce jour-là à l’issue de la bataille d’Anoual. Les récits rapportèrent que l’émir aurait tué plus de 15 000 soldats ibériques et capturé 570 autres.
Depuis, Mohamed ben Abdelkrim El-Khattabi préoccupa les dirigeants de l’armée espagnole plus que jamais. Sa proclamation de la République du Rif, le 19 septembre 1921, leur porta un coup de grâce. Son courage et sa ténacité faisaient trembler les dirigeants de l’autre côté de la Méditerranée, alimentant par ailleurs les mythes et les légendes.
Dans ce contexte, le journaliste espagnol Luis de Oteyza du journal «La Libertad» eut l’idée de partir directement à la rencontre de Mohamed ben Abdelkrim El-Khattabi. A l’insu de son gouvernement, il organisa cette rencontre dans le Rif, accompagné d’un photographe et d’un autre collègue à lui.
A la rencontre du guerrier le plus redouté par l’Espagne
Dans l’espoir de rencontrer Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi, Luis de Oteyza écrivit à l’émir et à ses plus proches collaborateurs à trois reprises. Le résistant rifain accepta finalement l’entrevue, mais à condition de la tenir dans les locaux de son armée.
Le journaliste espagnol Luis de Oteyza interviewant Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi, en août 1921 / Ph. DR.
Dans son écrit intitulé «Mohamed ben Abdelkrim et les prisonniers», le journaliste raconta avoir entrepris le voyage depuis Sebta, déjà sous contrôle espagnol. Mais arrivé à Al Hoceïma, il se dirigea d’abord vers les représentants de l’armée ibérique et leur demanda de ne pas attaquer les locaux du moujahid le jour de l’entretien.
Début août 1921, le journaliste espagnol, accompagné de ses collègues, arriva au quartier général de Mohamed ben Abdelkrim El-Khattabi, où il rencontra plusieurs des associés du moujahid. Les trois espagnols furent reçus d’abord par les hommes de confiance du leader rifain, notamment son frère cadet qui était aussi son indéfectible bras droit, mais également des cadres gradés de son armée.
Au cours des échanges entre les deux parties, le frère de Mohamed ben Abdelkrim El-Khattabi aborda longuement les souffrances qu’enduraient les Rifains sous l’occupation espagnole, ajoutant que la population locale aspirait à un rétablissement de la paix, mais que l’arrivée du général Silvestre ne facilita pas les choses pour avancer vers une trêve.
El-Khattabi évitait de s’introduire à Melilia pour épargner les civils
Les hommes de Mohamed ben Abdelkrim El-Khattabi expliquèrent à leurs invités que malgré les appels au calme de l’armée rifaine, l’Espagne accentua les hostilités, ce qui les poussa à y répondre fermement.
Le journaliste espagnol raconta avoir été interpelé par les hésitations des Rifains à se rallier Melilla, même si cette dernière était sans défense après la bataille d’Anoual. En effet, les hommes d’El-Khattabi lui expliquèrent que l’émir menait une guerre sans merci contre l’armée espagnole, mais qu’il veillait à épargner la population civile des deux camps.
A la fin de ces échanges, un garde vint informer l’équipe espagnole qu’elle pouvait se rendre dans la pièce où Moulay Mohand les attendait. Au début de l’entrevue, ce dernier affirma sa détermination à défendre l’honneur des Rifains par la réalisation de leur indépendance.
«Nous ne tolérerons la soumission de personne, que ce soit l’Espagne ou toute autre force qui refuse au Rif son indépendance.»
Mohamed ben Abdelkrim el-Khattabi
El-Khattabi continua de répondre aux questions du journaliste en soulignant que «le Rif ne déteste pas la population espagnole». «Notre animosité est dirigée surtout envers l’armée et son offensive menée contre nous, à laquelle nous avons été dans le devoir de répondre pour nous défendre ; mais comme les soldats sont Espagnols, les Ibériques ont été identifiés par les gens à travers ce qu’ils les ont vus faire dans un territoire qui n’est pas le leur», soulignat-il.
Luis de Oteyza rapporta que Mohamed ben Abdelkrim El-Khattabi «insistait sur le fait que la paix entre les deux peuples était possible, dans le cadre du respect de l’indépendance des peuples», ajoutant que dans ce contexte-là, population et commerçants espagnols seraient «accueillis à bras ouverts dans le Rif».
Quant aux soldats que l’émir fit captifs à l’issue de la bataille d’Anoual, celui-ci affirma ne pas souhaiter les garder dans ses geôles et qu’il était prêt à les remettre en liberté, à condition que les détenus rifains en Espagne fussent eux aussi libérés. «Les plus grands criminels, ce ne sont pas les Rifains que Silvestre a pris avec lui, mais ceux qui tuent les femmes et les enfants».
Après l’entretien…
Mohamed ben Abdelkrim El-Khattabi fut gagné par une profonde colère lorsqu’il évoqua le recours aux armes lourdes par l’armée espagnole ainsi que le dispositif de guerre qu’elle employait en prenant pour cible une population civile inoffensive et non armée, ce qui annonça la fin de l’interview.
Mais avant de partir, Luis de Oteyza tint à prendre une photo pour immortaliser sa rencontre avec l’émir du Rif, d’autant plus que c’était la seule manière pour être cru par les Espagnols qu’il avait bel et bien été reçu par Moulay Mohand.
Cette entrevue eut lieu plus exactement entre les 1er au 2 août. Il fut publié six jours plus tard sur les pages de «La Libertad» et constitua un document historique inédit, l’un des plus importants de l’histoire de la presse espagnole.
Au moment de la publication de cette longue interview, les Espagnols ne s’étaient pas encore remis de leur cuisante défaite à l’issue de la bataille d’Anoual. Dans ce contexte, la publication intégrale de l’entretien attira à «La Libertad» les foudres de l’opinion publique comme des dirigeants de l’armée.
Rapidement, Luis de Oteyza et le support pour lequel il travaillait furent pointés du doigt comme des «traîtres et des ennemis de la nation» qui prenaient le parti d’adhérer à des thèses du camp adverse, surtout que La Libertad appela les décideurs espagnols à mettre fin à la situation chaotique observée dans le Rif.
La défaite de l’Espagne dans la bataille d’Anoual fut un facteur indirect d’une transformation historique dans l’échiquier politique du pays, puisque les résultats de cette confrontation avec les hommes de Moulay Mohand accélérèrent l’effritement du régime ibérique alors en place.
En effet, la succession des faits mena à l’affaiblissement du pouvoir espagnol, à tel point que celui-ci céda au coup d’Etat de septembre 1923 qui mit en place la dictature de Miguel Primo de Rivera. Ce général prit les commandes jusqu’au 28 janvier 1930, lorsque le roi Alphonse XIII d’Espagne (1886 – 1931) le pressa de démissionner, sur fond de crise économique et sociale qui accentua davantage son déclin.