Peu après la libération du Maroc du Protectorat français dans les années 1950, des centaines de personnes avaient commencé à souffrir de symptômes similaires et inquiétants. Certains d’entre eux affirmaient être incapables de marcher, d’autres ont fait état de paralysie de leurs jambes et leurs mains. En peu de temps, le nombre de victimes a doublé et la maladie, apparue pour la première fois en 1959 et qui a laissé des centaines de personnes handicapées, était un mystère pour les autorités sanitaires marocaines.
Au début, la maladie soudaine et inconnue avec ses symptômes particuliers ressemblaient à une épidémie de poliovirus, un virus qui se propage d’une personne à l’autre, infectant la moelle épinière et provoquant une paralysie. Mais le nombre croissant de victimes et les tests effectués «ont montré qu’il ne pouvait pas s’agir de polio», écrivait le journaliste canadien Peter Desbarats.
En septembre 1959, le Maroc avait enregistré plus de 300 cas à Meknès uniquement, d’autres parties du pays, à savoir Nador et les montagnes du Rif, signalaient plusieurs cas similaires. Luttant contre un ennemi invisible, le Maroc décide alors de demander une aide étrangère pour enrayer la propagation de la maladie et finalement mettre un terme à cette crise sanitaire.
Un ennemi inconnu
«Troublé par la nouvelle de cette épidémie, le monde a été poussé à agir et les gouvernements ainsi que les agences privées ont envoyé tout ce qu’ils pouvaient, en argent et en nature», a rappelé le médecin suisse Ambrosius von Albertini dans l’un de ses ouvrages. Et de préciser que «depuis le début du mois de décembre 1959, de vastes stocks étaient envoyés au Maroc par voie aérienne».
Pour chercher l’origine de cette hécatombe, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a dépêché au Maroc les épidémiologistes britanniques d’Oxford J.M.K. Spalding et Honor Smith. En enquêtant sur les cas et leurs antécédents, les deux médecins ont rapidement réalisé que la source de la maladie était liée aux produits alimentaires. Selon Peter Desbarats, «un indice important était que l’épidémie semblait se limiter à la classe des artisans marocains – c’est-à-dire les personnes ayant des emplois à bas salaires».
Une étude de l’équipe britannique a d’abord indiqué qu’«aucun des 200 000 Juifs du Maroc n’était atteint» et que le «seul Européen à Meknès souffrant des même symptômes était un homme qui avait adopté le mode de vie arabe». Et de préciser à cet égard que «Juifs, chrétiens et Arabes (musulmans) mangent tous différemment au Maroc». L’équipe a également découvert que les soldats vivant dans les casernes et les prisonniers n’étaient pas affectés. Leurs conclusions excluaient ainsi la «possibilité d’une infection».
Huile de cuisson avec TCP
Les deux épidémiologistes sont partis de l’hypothèse d’une intoxication alimentaire. Tout en analysant les aliments qui auraient pu être empoisonnés, un médecin de Meknès a attiré l’attention de Smith et Spalding sur l’huile de cuisson. «Il connaissait une famille qui, méfiante à l’égard de l’huile noire, en avait donné à leur chien. Lorsque le chien a semblé aller bien, la famille avait utilisé l’huile régulièrement. Mais après quelques jours, tous ses membres avaient été frappés par l’étrange maladie, tout comme le chien.»
C’est ainsi, en vérifiant cette hypothèse, que l’équipe britannique parvient à découvrir qu’il s’agit bel et bien de cette huile de cuisson de couleur foncée, un poison toujours en vente dans l’ancienne médina de la capitale ismaélienne.
Spalding et Smith ont donc fini par découvrir le vrai coupable de cette catastrophe. C’était «une bouteille unicolore labellisée Le Cerf», qui était une marque d’huile de cuisson. Après l’envoi d’un échantillon à l’Institut d’hygiène de Rabat, des tests «ont repéré le poison : un produit chimique jaune et inodore nommé tri-ortho-crésyl phosphate (ou Phosphate de tri-o-tolyle), une des familles d’huiles commercialement appelées TCP en Amérique du Nord», a ajouté la même source.
Le poison, qui représentait 67% de la bouteille d’huile, «interfère avec le processus normal d’émulsification et d’absorption des graisses et des embolies peuvent survenir dans le système nerveux central», lit-on dans un document intitulé «Les résultats de l’intoxication au phosphate orthocrésylique absorbé depuis l’huile de cuisson contaminée, vue chez 4 029 patients au Maroc».
La découverte a suscité d’autres questions, comme la provenance de TCP et comment est-il entré dans l’huile de cuisson. La réponse avait des liens avec les bases militaires américaines au Maroc. Selon le journaliste canadien, lorsque les Américains étaient sur le point de quitter leurs bases de l’armée de l’air au Maroc, ils auraient vendu «de nombreux excédents d’approvisionnement, y compris du carburant contenant du TCP» qu’ils utilisaient pour les avions.
Du carburant des bases américaines au Maroc
Le carburant a fini par arriver aux dealers qui l’ont mélangée avec de l’huile de cuisson et l’ont vendue à travers le pays. Quand l’équipe médicale a découvert la source de l’épidémie, le nombre de victimes continuait à augmenter. Les statistiques montrent que près de 20 000 personnes ont été touchées par cette huile toxique. Pour aider à faire face à la crise, l’Organisation mondiale de la santé et la Ligue des sociétés de la Croix-Rouge ont été appelées pour soigner les victimes. Le programme de traitement préliminaire a été planifié par le professeur Dennis Leroy de l’Université de Rennes, France.
Une équipe médicale dirigée par des Canadiens a également été envoyée au Maroc pour aider à faire face à la crise sanitaire. «Fin février, les équipes de la Croix-Rouge avaient examiné – et commencé à traiter les cas les plus graves parmi – 6 300 victimes, soit près des deux tiers des 10 466 qui devaient s’inscrire à la fin du programme», écrit Desbarats.
«Soixante pour cent des victimes les plus âgées étaient des femmes» tandis que «soixante pour cent des victimes avaient une paralysie des mains ainsi que des pieds, et que dans quinze pour cent des cas, la paralysie avait atteint les jambes et les hanches», a-t-il ajouté.
À la fin de l’opération, il a été annoncé que 85% des 10 466 victimes ont été complètement guéries. «Seuls 272 ont eu besoin d’un traitement supplémentaire après le 30 juin 1961 et à peu près autant d’autres ont eu besoin de médicaments supplémentaires», a conclu la même source.
La crise a finalement été gérée avec l’aide de l’OMS et de la Croix-Rouge ainsi que des autorités marocaines de l’époque qui ont œuvré à l’élimination du produit dangereux de tous les marchés du pays. Ce qui semblait être une épidémie virale, était en réalité un empoisonnement massif à partir d’huile frelaté. En 1981, l’Espagne vivra un drame similaire avec plus de 20 000 personnes empoisonnées.