En mars 1933, la France venait de conclure sa politique de pacification des tribus marocaines de l’Atlas. Après 42 jours de résistance, la tribu des Aït Atta dépose les armes, marquant la fin de la bataille de Bougafer. Cependant, la France coloniale allait bientôt être confrontée à un autre type de résistance, celle qui s’organisait secrètement dans les centres urbains.
«En 1925, un groupe d’étudiants crée une organisation secrète pour débattre librement de politique et mener des enquêtes intellectuelles, à l’abri de la surveillance française», rapporte Spencer D. Segalla dans son ouvrage «Moroccan Soul : French Education, Colonial Ethnology, and Muslim Resistance, 1912-1956» (Editions U of Nebraska Press, 2009). Parmi ses membres, on trouve Mohammed Al Kholti et Mohamed Al Fassi. Ce groupe fusionne rapidement avec un collectif clandestin d’étudiants de Qarawiyyin dirigé par Allal Al Fassi.
En 1930, pour organiser les manifestations contre le Dahir berbère, une vingtaine de dissidents forment une nouvelle organisation appelée Zawiya, qui supervise un réseau nommé Taifa dans plusieurs villes marocaines. «Zawiya finance la publication d’un journal nationaliste marocain à Paris, intitulé « Maghreb », lancé en 1932. L’année suivante, Zawiya soutient le premier journal nationaliste au Maroc, « Action du Peuple »», poursuit Spencer D. Segalla.
Ces jeunes Marocains s’inspirent de figures telles que le Libanais Chakib Arsalan ou Messali Hadj, fondateur de l’Étoile nord-africaine (parti politique algérien fondé en 1926), comme le souligne Marguerite Rollinde dans «Le mouvement marocain des droits de l’homme : entre consensus national et engagement citoyen» (Editions Karthala, 2002).
La France a achevé la pacification des tribus marocaines vers 1933. / Photo d’illustration
Le Plan de réformes marocaines
Zawiya crée alors Koutlat Al Aâmâl Al Watani, ou Comité d’Action Marocaine (CAM), à qui elle confie l’action publique. Le nouveau parti, dirigé entre autres par Mohamed Hassan Ouazzani, Ahmed Balafrej, Mohamed Diouri, Mohamed Allal El Fassi et Omar Abdeljalil, rédige dès septembre une première version du «Plan de réformes marocaines». «Ce Plan, rédigé en arabe par le Comité d’Action Marocaine, a été traduit en français par certains de ses membres», indique la version française, préparée en novembre et soumise le 1er décembre 1934. «L’imprimerie arabe étant sous contrôle au Maroc, le Comité a dû faire imprimer cet ouvrage au Caire», explique-t-il.
La première page du Plan des Réformes marocaines. / Ph. DR
Le document, présenté au sultan Mohammed Ben Youssef, au résident général du protectorat français au Maroc ainsi qu’au chef de la diplomatie française, mentionne également un comité de patronage composé de Français, ce qui amène certains historiens à s’interroger sur ses véritables auteurs. Parmi eux figurent des figures de la gauche française, telles que Robert-Jean Longuet, Jean Piot, Pierre Renaudel ou encore François de Tessan. De plus, le document ne réclamait pas la fin du protectorat, mais simplement l’application du Traité de Fès.
«Ils n’appelaient pas les Français à se retirer du Maroc, mais exigeaient le respect des termes du traité de Fès. Cette approche de la puissance française ne les rend pas moins nationalistes. Leur vision du Maroc reflète la notion européenne d’État-nation moderne : un peuple uni sur un territoire délimité, sous une autorité souveraine.»
Spencer D. Segalla
Les autres revendications se concentrent sur les politiques générales de la France. «Le Plan de réformes remet en question l’application du Protectorat sur deux points : la politique de deux poids, deux mesures et la politique d’assimilation qui cible directement la politique berbère», écrit Marguerite Rollinde. Le document propose également plusieurs réformes politiques, judiciaires, sociales, économiques et financières.
Mais la proposition ne trouvera pas d’écho favorable auprès de la résidence générale ni des autorités françaises.
Le CAM, à l’origine du Parti de l’Istiqlal et du PDI
En 1936, des troubles éclatent à Fès, Salé et Casablanca. «Les dirigeants du Comité, dont Allal El Fassi, furent arrêtés», rapporte l’encyclopédie de l’islam (Editions Brill Archive). Après une libération quasi immédiate, le CAM décide de se dissoudre.
Cependant, l’historienne Amina Ihrai-Aouchar offre une autre perspective. Dans «La presse nationaliste et le régime de Protectorat au Maroc dans l’entre-deux-guerres» (Revue de l’Occident musulman et de la Méditerranée, n°34, 1982), elle explique comment le premier parti nationaliste marocain a donné naissance à d’autres formations.
«Le Comité d’Action Marocaine (CAM), en se scindant durant l’été 1936, donne naissance d’abord à un CAM-nord et à un CAM-sud», écrit-elle.
Des nationalistes marocains dont Mehdi Ben Barka. / DR
Les deux CAM se divisent à leur tour, entraînant la création de deux partis en zone de Protectorat français : le Parti national pour la réalisation des réformes (PNRR) de Hassan Ouazzani, qui deviendra en 1946 le Parti démocratique de l’Indépendance (PDI), ainsi que le Mouvement national (MN), précurseur du Parti de l’Istiqlal, dirigé par Allal El Fassi. Le CAM-nord donnera naissance à deux partis en zone de Protectorat espagnol : le Parti national des réformes (PRN) d’Abdelkhalek Torres, et le Parti de l’unité marocaine (PUM) de Mohamed Mekki Naciri.
La phase «réformiste» du mouvement nationaliste s’achèvera finalement par «l’exigence de l’indépendance formulée officiellement par les deux partis de la zone de Protectorat espagnol, au lendemain du débarquement américain sur les côtes marocaines, le 18 décembre 1942», conclut Amina Ihrai-Aouchar.
Le 11 janvier 1944, les nationalistes marocains franchiront une étape cruciale en publiant le Manifeste de l’indépendance, signé par soixante-dix figures emblématiques du mouvement national.