Durant l’été de 1955, les cellules secrètes de l’Armée de libération sont dans une situation critique, à la suite des négociations lancées entre les partis politiques marocains et les autorités coloniales françaises. Une période qui intervient aussi après de nombreuses tentatives infructueuses d’un certain nombre de cellules dans les villes et dans l’Atlas, ce qui renforcera l’inquiétude et la vigilance des autorités coloniales.
Ainsi, ces cellules se sont confrontées à un grand défi pendant les mois d’août et de septembre 1955. Le contexte était nouveau pour des cellules formées en 1951 à Gueznaya et en 1952 à Mermoucha. Des cellules qui se sont préparées au lancement d’opérations militaires après avoir reçu la formation nécessaire et être mises en contact avec le siège de Nador, à l’arrivée d’Abbas Messaâdi.
Le planning des attaques contre les forces coloniales françaises
Malgré l’extrême secret autour du travail et de la préparation des cellules de l’Armée de libération pour dissimuler les mouvements de ses membres et empêcher les arrestations de militants, l’arrivée d’éléments de la résistance dans les villes du nord et le début de leurs contacts avec ces cellules vont exposer ces dernières au risque d’être prématurément découvertes. C’est ce qui sera prouvé s’agissant de la date du début des opérations. Malgré la vigilance d’Abbas Messaâdi, beaucoup de données indiqueront que l’attaque aurait été découverte par la France coloniale avant d’avoir lieu.
Selon les mémoires de Liyass Mimoun Aâkka, Abbas Messaâdi aurait demandé à ce résistant tout comme à Dkhissi et d’autres de transporter des armes de Nador à Mermoucha pour qu’elles soient distribuées aux cellules de l’Atlas, au cours de la deuxième quinzaine du mois de septembre, puis de revenir à Nador. Mimoun Aâkka a écrit :
«Messaâdi a demandé à me voir seul et m’a ordonné de retourner à Nador, dès que les armes parviennent à Mermoucha pour m’informer de la date du début de l’attaque surprise contre le colonisateur dans la région. A mon retour à Nador, il m’a confié que l’attaque qui aura lieu sur tous les centres de l’ennemi, dimanche 2 octobre 1955 à 01h.»
Liyass Mimoun Aâkka
Abbas Messaâdi se mettra aussi d’accord avec Abdelaziz Daouayri, fondateur et dirigeant de l’armée de libération nationale à Gueznaya pour l’informer, le 1er octobre 1955, de la date de l’attaque. Mais le premier sera surpris d’apprendre que Said Bouniîlate avait déjà indiqué à Daouayri que la date de l’attaque coinciderait avec le 30 septembre, comme le rapporte Abdelaziz Akdad.
Quant aux personnes ayant fixé la date du début des opérations de l’armée de libération, Abdelkrim El Khatib (d’origine algérienne n’ayant reçu la citoyenneté marocaine qu’en 1963, date à laquelle il est devenu membre du parlement nouvellement formé après la Constitution de 1962) déclare avoir rencontré l’attaché militaire de l’ambassade égyptienne à Madrid, Abdelmonim Ennajar, le 10 septembre 1955 avant de décider de fixer cette date.
Abdelkrim El Khatib informera par la suite Abbas Messaâdi, compte tenu des relations que Messaâdi entretenait avec l’attaché militaire de l’ambassade égyptienne en Espagne, lui aussi proche des services secrets égyptiens à l’époque de Jamal Abdel Nasser et les tentatives d’ouvrir une lutte armée commune à l’Est marocain et l’ouest algérien.
Le groupe de Tétouan et le lancement de l’armée de libération
Cette version est rapportée par l’ancien agent égyptien de renseignement, Fathi Eddib, dans son ouvrage «Abdel Nasser et la révolution en Algérie». Il revient d’ailleurs sur l’accord du 15 juillet 1955 entre la direction de l’armée de libération et l’armée de libération nationale algérienne concernant l’armement et la création de plusieurs foyers de lutte armée en Afrique du Nord.
Dans son l’ouvrage «Abbas Messaâdi, l’arbre qui cache la forêt de l’Armée de libération», Mohamed Khouaja est revenu sur l’importance et la gravité de la révélation de la date du lancement de la première opération de l’armée de libération. Il a rapporté, citant les mémoires d’Edgar Faure, président du Conseil français des ministres, que la France coloniale savait depuis le 23 septembre 1955 qu’une attaque était en train de se préparer. Edgar Faure aurait reçu une lettre secrète d’un colonel français l’informant qu’une révolution éclaterait le 2 octobre 1955 dès minuit. Dans son livre, Mohamed Khouaja accuse El Khatib et ses camarades au groupe de Tétouan d’avoir fuité l’information sur la date exacte de de la première attaque.
Ainsi, au mois d’août 1955, les tensions entre le groupe de Tétouan, Abbas Messaâdi et le commandement à Nador s’intensifient sur de nombreuses questions. Alors que les parties étaient engagées avec le colonisateur dans les négociations connues sous le nom de Aix-les-Bains, Messaâdi, Abdallah Senhaji et d’autres au centre de Nador continuaient à se préparer au lancement de la première opération de l’armée de libération. Arrivés au nord, ils découvriront que les cellules ont été formées il y a plus de quatre ans et sont prêtes à mener la bataille de la libération et de l’indépendance. Mais il ne leur manquait que des armes, disponibles depuis la fin mars 1955 à Ras El Ma, dans les régions de Nador et à la connaissance du groupe de Tétouan, qui n’aurait pas «bougé un doigt» pour armer ces cellules.
Le 10 août 1955, le groupe de Tétouan tente de démettre Abbas Messaâdi de la direction de l’armée de libération et de le placer en résidence surveillée à Tétouan, comme indiqué dans les mémoires d’Abdallah Senhaji. Une tentative qui échouera évidemment. Senhaji décrit aussi les «comités de discipline» créés par le Parti de l’Istiqlal pour suivre toutes les tentatives de ses membres de constituer des cellules de lutte armée.
La position du Parti de l’Istiqlal
Sur la position de ce parti vis-à-vis de l’armée de libération et ses débuts, un article intitulé «Histoire du parti» sur le site de l’Istiqlal indique que ce dernier «a réussi à mener une action politique directe et à créer des cellules armées». La formation politique rapporte avoir «formé des résistants» et «fourni des armes aux cellules de résistance dirigées par Allal El Fassi et avec l’aide du professeur Abdelkebir El Fassi et de nombreux dirigeants de la formation dans de nombreuses villes et régions». «Le 4 octobre 1955, le chef de la libération Allal El Fassi a annoncé depuis Le Caire, la naissance de l’Armée de libération du Maghreb dans une déclaration conjointe avec les dirigeants algériens, suivie du lancement des travaux sur le terrain de l’armée de libération marocaine au nord et au sud», poursuit-on de même source.
Pourtant, ce récit ne trouve aucun appui dans les mémoires des membres de l’Armée de libération marocaine. Le Parti de l’Istiqlal n’ayant rien à voir avec la création de cette armée, née avant le 4 octobre 1955, plus de quatre ans après la création de ses cellules depuis 1951. D’ailleurs, le lancement de la première opération sur le terrain a eu lieu le matin du 2 octobre 1955 et non après le 4 octobre 1955, comme avance le parti.
De plus, cette version est contraire aux déclarations et aux positions des dirigeants du parti de l’Istiqlal, en particulier Allal El Fassi qui était en désaccord avec Mohammed Ben Abdelkrim el-Khattabi au sein du «Comité de libération du Maghreb arabe». Si le Rifain estimait nécessaire de poursuivre la lutte armée pour l’indépendance dans le processus politique, les leaders marocains, dont Allal El Fassi, considéraient cette méthode comme dépassée, et insistaient sur l’option de négocier avec le colonisateur, comme rapporté lors du deuxième épisode de cette série.
Dans ses mémoires sur la position du parti de l’Istiqlal, qui avait entamé des négociations avec le colonisateur, Abdellah Senhaji raconte :
«Certaines personnalités des partis politiques ont dénoncé, devant l’opinion publique, ces actions et les ont qualifiées d’actes criminels. Ceux qui ont fait cette déclaration étaient connus de la résistance et des patriotes en général, notamment ceux du Parti de l’Istiqlal.»
Abdellah Senhaji
Le résistant revient aussi sur une déclaration faite par Mohamed El Yazghi, le 10 octobre 1955. Une déclaration dans laquelle la figure de proue de la gauche marocaine aurait confié au journal français Le Monde, au lendemain de la première opération de l’armée de libération, que «le parti de l’Istiqlal n’a rien à voir ni avec les incidents survenus dans le Rif ni avec sa population».