Sylvain Kahn est professeur agrégé d’histoire, docteur en géographie, européaniste au Centre d’histoire de Sciences Po
Sous l’administration Trump, la relation transatlantique a basculé d’un partenariat asymétrique vers une domination stratégique. L’historien Sylvain Kahn propose dans son dernier livre L’Atlantisme est mort? Vive l’Europe!, qui vient de paraître aux éditions de l’Aube, le concept d’«emprisme» pour désigner cette emprise subtile mais dangereuse des États-Unis sur l’Europe.
Depuis quatre-vingts ans, l’Europe a entretenu avec les États-Unis une relation asymétrique mais coopérative. Cette asymétrie, longtemps acceptée comme le prix de la stabilité et de la protection, s’est transformée sous l’administration Trump. Ce qui relevait d’une interdépendance stratégique déséquilibrée est devenu une emprise: un lien dont on ne peut se défaire, utilisé pour exercer une pression, tout en étant nié par ceux qui en sont les victimes.
Pour qualifier cette mutation, je propose le concept d’«emprisme»: une emprise consentie, dans laquelle les Européens, tout en se croyant partenaires, deviennent tributaires d’une puissance qui les domine sans qu’ils en aient pleinement conscience.
De l’asymétrie à l’emprisme
L’«emprisme» désigne une forme de domination subtile mais profonde. Il ne s’agit pas simplement d’influence ou de soft power, mais d’une subordination stratégique intériorisée. Les Européens justifient cette dépendance au nom du réalisme, de la sécurité ou de la stabilité économique, sans voir qu’elle les affaiblit structurellement.
Dans la vision trumpienne, les Européens ne sont plus des alliés, mais des profiteurs. Le marché commun leur a permis de devenir la première zone de consommation mondiale, de renforcer la compétitivité de leurs entreprises, y compris sur le marché états-unien. Pendant ce temps, avec l’Otan, ils auraient laissé Washington assumer les coûts de la défense collective. Résultat: selon Trump, les États-Unis, parce qu’ils sont forts, généreux et nobles, se font «avoir» par leurs alliés.
Ce récit justifie un basculement: les alliés deviennent des ressources à exploiter. Il ne s’agit plus de coopération, mais d’extraction.

Donald Trump rencontre la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen en marge de l’Assemblée générale des Nations unies à New York, le 23 septembre 2025 (Ph. AFP)
L’Ukraine comme levier de pression
La guerre en Ukraine illustre parfaitement cette logique. Alors que l’Union européenne s’est mobilisée pour soutenir Kiev, cette solidarité est devenue une vulnérabilité exploitée par Washington. Lorsque l’administration Trump a suspendu l’accès des Ukrainiens au renseignement américain, l’armée ukrainienne est devenue aveugle. Les Européens, eux aussi dépendants de ces données, se sont retrouvés borgnes. Ce n’était pas un simple ajustement tactique, mais un signal stratégique: l’autonomie européenne est conditionnelle.
En juillet 2025, l’UE a accepté un accord commercial profondément déséquilibré, imposant 15% de droits de douane sur ses produits, sans réciprocité. Cet accord, dit de Turnberry, a été négocié dans une propriété privée de Donald Trump en Écosse – un symbole fort de la personnalisation et de la brutalisation des relations internationales.
Dans le même temps, les États-Unis ont cessé de livrer directement des armes à l’Ukraine. Ce sont désormais les Européens qui achètent ces armements américains pour les livrer eux-mêmes à Kiev. Ce n’est plus un partenariat, mais une délégation contrainte.
De partenaires à tributaires
Dans la logique du mouvement MAGA, désormais majoritaire au sein du parti républicain, l’Europe n’est plus un partenaire. Elle est, au mieux, un client, au pire, un tributaire. Le terme «emprisme» désigne cette situation où les Européens acceptent leur infériorisation sans la nommer.
Ce consentement repose sur deux illusions: l’idée que cette dépendance est la moins mauvaise option; et la croyance qu’elle est temporaire.
Or, de nombreux acteurs européens – dirigeants politiques, entrepreneurs et industriels – ont soutenu l’accord de Turnberry ainsi que l’intensification des achats d’armement américain. En 2025, l’Europe a accepté un marché pervers: payer son alignement politique, commercial et budgétaire en échange d’une protection incertaine.
C’est une logique quasi mafieuse des relations internationales, fondée sur l’intimidation, la brutalisation et l’infériorisation des «partenaires». À l’image de Don Corleone dans le film mythique Le Parrain de Francis Coppola, Trump prétend imposer aux Européens une protection américaine aléatoire en échange d’un prix arbitraire et fixé unilatéralement par les États-Unis. S’ils refusent, il leur promet «l’enfer», comme il l’a dit expressément lors de son discours du 23 septembre à l’ONU.
Emprisme et impérialisme: deux logiques de domination
Il est essentiel de distinguer l’«emprisme» d’autres formes de domination. Contrairement à la Russie, dont l’impérialisme repose sur la violence militaire, les États-Unis sous Trump n’utilisent pas la force directe.
Quand Trump menace d’annexer le Groenland, il exerce une pression, mais ne mobilise pas de troupes. Il agit par coercition économique, chantage commercial et pression politique. Parce que les Européens en sont partiellement conscients, et qu’ils débattent du degré de pression acceptable, cette emprise est d’autant plus insidieuse. Elle est systémique, normalisée et donc difficile à contester.
Le régime de Poutine, lui, repose sur la violence comme principe de gouvernement – contre sa propre société comme contre ses voisins. L’invasion de l’Ukraine en est l’aboutissement. Les deux systèmes exercent une domination, mais selon des logiques différentes: l’impérialisme russe est brutal et direct; l’emprisme américain est accepté, contraint, et nié.
Sortir du déni
Ce qui rend l’emprisme particulièrement dangereux, c’est le déni qui l’accompagne. Les Européens continuent de parler de partenariat transatlantique, de valeurs partagées, d’alignement stratégique. Mais la réalité est celle d’une coercition consentie.
Ce déni n’est pas seulement rhétorique: il oriente les politiques. Les dirigeants européens justifient des concessions commerciales, des achats d’armement et des alignements diplomatiques comme des compromis raisonnables. Ils espèrent que Trump passera, que l’ancien équilibre reviendra.
Mais l’emprisme n’est pas une parenthèse. C’est une transformation structurelle de la relation transatlantique. Et tant que l’Europe ne la nomme pas, elle continuera de s’affaiblir – stratégiquement, économiquement, politiquement.
Nommer l’emprisme pour y résister
L’Europe doit ouvrir les yeux. Le lien transatlantique, autrefois protecteur, est devenu un instrument de domination.
Le concept d’«emprisme» permet de nommer cette réalité – et nommer, c’est déjà résister. La question est désormais claire: l’Europe veut-elle rester un sujet passif de la stratégie américaine, ou redevenir un acteur stratégique autonome? De cette réponse dépendra sa place dans le monde de demain.
La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation
