Au Xe siècle, Saint-Tropez a abrité un comptoir sarrasin, à la suite d’une conquête musulmane située vers 890 et qui aurait été menée par des marins venus d’Al-Andalus. Terre historique au carrefour des circuits maritimes, commerciaux et militaires de la Méditerranée, témoin de l’évolution civilisationnelle du pourtour grâce à sa proximité avec la Sardaigne et la Sicile, la commune française est influencée par ces changements au fil des siècles. Au tournant du IXe siècle, le territoire est marqué par les raids et les incursions musulmanes au sud de l’Europe, où Al-Andalus et l’île italienne connaîtront des siècles de règne califal.
En effet, le Fraxinet voit le jour dans le contexte de nombreuses luttes armées de pouvoir. En plus des Trois Sacs de Rome de 846, 849 et 876, des raids sont menés contre la Provence, dont les attaques sur Marseille en 838 et 846, parallèlement à l’établissement de bases par les combattants musulmans, comme en Camargue (France), à Bari (Italie) et à Crète (Grèce) au cours du IXe siècle. Plus qu’un simple avant-poste corsaire à Saint-Tropez, le Fraxinet constituera alors un repère économique et politique important, dont l’existence reste pourtant peu retracée historiquement.
Toujours est-il que certains récits disponibles jusqu’à présent portent à croire que le passé musulman de Saint-Tropez est bien lié aux incursions de l’époque, laissant une empreinte dans la commune française. Chroniqueur et géographe musulman du Xe siècle, Mohammed Abul-Kassem ibn Hawqal a mentionné le Fraxinet dans ses descriptions de voyageur. Auteur de la fameuse «Configuration de la Terre» et connu pour ses voyages entre 943 et 969, le savant évoque une île à l’embouchure du Rhône, proche d’Al-Andalus, à l’image des baléares.
Un bastion musulman autonome
Dans d’autres écrits, l’historien et chroniqueur Ibn Hayyan al-Qurtubi (987 – 1076) fait référence à un «traité de paix» omeyyade, envoyé vers 941 aux territoires affiliés, y compris au caïd du Fraxinet. Selon l’érudit natif de Cordoue, cette zone limitrophe au monde musulman a été un territoire qui aurait principalement eu une fonction militaire, servant de lieu de forteresses, notamment pour le lancement d’offensives. Par sa distance avec le chef-lieu historique du pouvoir califal d’Al-Andalus, le comptoir est cependant géré par des dirigeants qui conservent une grande autonomie.
Ce faisceau d’indices historiques laisse entendre que les guerriers du Fraxinet auraient fondé leur avant-poste de Saint-Tropez à des fins de défense, ce qui aura contribué au renforcement des raids musulmans frontaliers. L’un des éléments majeurs de la stratégie militaire a été l’instabilité politique locale, grâce à laquelle des terrains dans le sud de l’Europe auront été rapidement conquis. Au-delà de cet aspect, la fertilité de cette terre sera un autre atout qui fera la prospérité agricole et économique de la région, qui fait face à la montée des Fatimides (909 – 1171) en Egypte, en Afrique du Nord dans le chef-lieu d’Ifriqiya, mais aussi en Sicile avant la conquête normande du XIe siècle.
Dans «Les Sarrasins du Fraxinetum au Xe siècle» paru dans «Pays d’Islam et monde latin» (Presses universitaires de Lyon, 2000), les historiens médiévistes Pierre Guichard et Denis Menjot corroborent ces données, notant en effet que «la Provence a souffert des raids sarrasins depuis le milieu du IXe siècle comme l’Italie méridionale». Pour autant, ces dévastations répétées n’auraient concerné que l’ouest de la région, sans aboutir rapidement à une installation durable. C’est la seconde vague des invasions qui aura occasionné des changements plus profonds «pendant près d’un siècle», comme en a témoigné l’évêque de Crémone, Liutprand (920 – 971/972), cité par les auteurs.
«Familier d’Otton Ier, qui l’envoya en ambassade à Byzance, il vécut longtemps à la cour d’Hugues d’Arles et pouvait avoir une bonne information sur ce qui se passait en Provence. Dans son œuvre principale, dédiée à l’évêque Récémont d’Elvire, l’Antapodosis («Représailles» contre Bérenger II d’Ivrée), il narre les événements survenus en Provence de l’arrivée des Sarrasins à leur échec final», notent les deux chercheurs, ajoutant que l’installation des Sarrasins «serait partie d’un événement fortuit, le naufrage d’une barque de maraudeurs venus de l’Espagne omeyyade».
Une base militaire pour des incursions plus au nord
En outre, Pierre Guichard et Denis Menjot expliquent que les nouveau conquérant auraient été «rejoints par des renforts plus importants, entre la fin du IXe siècle et le début du siècle suivant», pour «s’approprier le maquis forestier des Maures et se fortifièrent dans la presqu’île du Freinet, dans le golfe de Grimaud (Var)». «A partir de cette base, ils dévastèrent l’ensemble de la Provence orientale, menant des raids jusqu’au cœur des Alpes, et entretenant un réel climat d’insécurité», soulignent les chercheurs. Selon eux, les ravages des Sarrasins gagnent en intensité, «avec l’accentuation des luttes politiques dans le royaume d’Arles».
«Son roi, Hugues, s’assura le concours de l’empereur de Byzance dont les troupes bloquèrent le Fraxinetum en 942, mais Bérenger d’Ivrée, compétiteur d’Hugues, traita avec les Sarrasins, ce qui provoqua la colère de Liutprand. L’empereur Otton entreprit des négociations infructueuses avec le calife de Cordoue pour obtenir le rappel des bandes musulmanes. La capture de l’abbé de Cluny, Mayeul, au col du grand Saint-Bernard, provoqua un vif sursaut qui se traduisit par diverses opérations militaires, dont la principale fut celle menée par le comte de Provence Guillem d’Arles contre le retranchement du Fraxinetum d’où les Sarrasins furent délogés définitivement en 972», soulignent les deux auteurs.
Dans «Fraxinetum: An Islamic Frontier State in Tenth-Century Provence’», Mohammad Ballan suggère pour sa part que la colonie andalouse du Fraxinet aurait constitué une «entité islamique frontalière que les musulmans ont peuplé et développé pour en faire un important centre économique et militaire en Provence», en tant que poste avancé d’Al-Andalus, avec cette double vocation de défense et d’enrichissement de la collectivité, comme décrit par Ibn Hawqal.
Ainsi les Sarrasins auraient proclamé leur émirat du Fraxinet pour investir le territoire, en s’en servant de base pour des expéditions guerrières d’envergure plus au nord. Ce sera le cas notamment avec leur prise de contrôle des cols alpins occidentaux, ou encore leur domination sur les artères commerciales entre la France, l’Italie et la Suisse, dont une partie a été sous leur contrôle.
Entre 890 et 972, la péninsule de Saint-Tropez aura ainsi été une colonie arabo-musulmane, connue pour Jabal al-Qilâl (montagne des cimes) ou encore Farakhshinit, appellation arabisée du gallo-roman fraxinetu. La région est gouvernée par Nasr ibn Ahmad, nommé caïd en l’an 940, mais les Sarrasins en seront définitivement chassés en 976 par Guillaume Ier, comte de Provence (960 – 993) et seigneur de Grimaud.
Ce dernier fait construire une tour à l’emplacement actuel de la Suffren, en 980, pour renforcer les protections de la cité.