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La vie fragmentée des Marocaines qui ont accompagné les goumiers en Indochine


A la fin de la première moitié du XXe siècle, l’Asie du Sud-est fait partie des régions déchirées par les guerres de décolonisation. De 1946 à 1954, la guerre d’Indochine fait alors plusieurs centaines de milliers de victimes. Dans ce combat pour l’indépendance, ce ne sont pas uniquement les terres et les esprits qui ont été colonisés par la France, mais aussi les corps des femmes. Issues des contrées locales ou ramenées des colonies africaines de l’armée française, toutes auront servi en tant que prostituées dans les «Bordels militaires de campagne» (BMC), souvent mitoyens aux casernes.

De jeunes femmes issues de villes et de villages marocains ont ainsi été dépêchées auprès des soldats français et des goumiers marocains. Avant la guerre d’Indochine, lors de la campagne en Italie de 1943 à 1945, la France avait décidé que ses contingents issus du royaume soient rejoints par leurs épouses, afin de prévenir un nouvel épisode de viols dans les villages de la Botte. Mais cette fois-ci, ce sont des «filles de joie» spécialement recrutées et reconnues par carte professionnelle que les colons ont envoyé.

En plus des récits d’historiens qui ont tenté d’analyser le phénomène de la prostitution coloniale, des écrits et des documents audiovisuels ont donné directement la parole à certaines de ces femmes. Décédée le 14 mai 2020, la réalisatrice franco-marocaine Dalila Ennadre a en effet rencontré Fadma, l’une de ces anciennes travailleuses du sexe. En 2008, elle lui a consacré un portrait, emprunt de réalités historiques. Devant la caméra, la septuagénaire revient avec beaucoup de sincérité et de spontanéité sur cette expérience de vie, qui aura marqué des milliers de femmes restées invisibles, pratiquement anonymes.

Fragments d’une vie arrachée

Avec le décès de Dalila Ennadre, son documentaire intitulé «J’ai tant aimé…» a récemment été exhumé sur Internet. Il rappelle que toutes ces femmes n’ont en effet pas bénéficié de leurs avantages sociaux à la fin du service. Elles se sont même retrouvées dans une pauvreté plus extrême qu’avant leur départ pour les BMC, Fadma étant par exemple réduite à la mendicité. A son retour du Vietnam, l’ex-prostituée se marie, mais l’époux détruit ses documents professionnels, ce qui l’a privée à jamais de sa maigre allocation et la poussera à divorcer.

Des décennies plus tard, sans ressources, elle se retrouve loin des siens, après avoir longtemps subvenu aux besoins des parents et de la fratrie par le biais de son activité antérieure. Témoignage à l’appui dans ce même documentaire, un ancien goumier ayant connu Fadma pendant la guerre d’Indochine reconnaît que tous ses concitoyens mobilisés par la France, hommes et femmes, ont été laissés à l’abandon dès la remise des armes.

Pourtant, le recrutement de Fadma n’a pas été opéré par la force. «Aucune des filles n’a été obligée par qui que ce soit de rejoindre le bataillon en partance pour l’Indochine», insiste-t-elle. «Les Francais demandaient aux responsables locaux de voir si les riveraines étaient intéressées par un travail rémunéré aux côtés des goumiers ; certaines n’étaient pas motivées et d’autres en ont été convaincues à travers des amies ou des connaissances», relate-t-elle.

Chercheur en anthropologie historique, Mustapha Qadéry a consacré, pour sa part, une série d’entretiens à cette même femme. On y apprend qu’elle a été matrone dans un quartier du village natal de l’auteur, dans les années 1970, après avoir servi dans les BMC d’Indochine, entre 1953 et 1955, au sein des Tabors des Goums marocains mobilisés par l’armée française.

«J’ai pu ainsi plonger dans les méandres des lieux, des personnages et des destins individuels propres à la grande histoire de Fadma et des autres femmes qui se sont également prostituées avec elle durant leur jeunesse pour ensuite devenir des matrones», écrit l’historien, en décrivant le déroulement de ces entretiens dans «Bordel de bled, bordel au Bled : figures rurales de la prostitution au Maroc».

Un hygiénisme humiliant

La témoin de Mustapha Qadéry et de Dalila Ennadre souligne doublement que sa mobilisation auprès des goumiers ne s’est pas faite par la force, mais cela ne blanchit pas pour autant le fonctionnement de cette chaîne. En effet, l’historienne Christelle Taraud s’y est intéressée de plus près, dans son ouvrage «La prostitution coloniale. Algérie, Maroc, Tunisie (1830-1962)» (éd. Payot & Rivage).

Réédité en 2009, ce livre dépeint le revers de la vie des prostituées dans les BMC. Photos et documents historiques y témoignent des contraintes hygiénistes dans ces milieux, de la visite médicale obligatoire opérée non sans intimidations, à une promiscuité affichée et une surexposition volontaire de ces travailleuses par leurs clients. D’ailleurs, la consultation de ces derniers par un praticien du bataillon a presque relevé de la formalité, tandis qu’elle a été minutieuse pour les femmes.

A ce sujet, Christelle Taraud est intervenue dans le documentaire «Une histoire de la prostitution», mis en ligne en deux parties par son auteur, le réalisateur Jimmy Leipold.

«La construction de ce modèle hygiéniste entre en concurrence directe avec l’imaginaire érotique et romantique colonial. Car dans cette logique, les prostituées ne peuvent plus être considérées comme les initiatrices d’un Orient mythifié et fantasmé», écrit Christelle Traud dans son ouvrage. Ainsi, celle-ci estime que les travailleuses du sexe auprès de l’armée coloniale française a plutôt exprimé des fantasmes faits de primitivisme et d’érotisme, qui réduisent les femmes «indigènes» à la prostituée aux pouvoirs surnaturels.

Selon l’historienne, cette perception est alimentée par «un imaginaire érotique stéréotypé», où «les Occidentaux semblent surtout avoir créé des métaphores de leurs manques». Ainsi, ils ont légitimé «la propre réversibilité de leurs fantasmes par l’instauration d’un modèle d’organisation prostitutionnelle, qui transforme précisément l’objet de leur désir (en le faisant passer du statut de «courtisane» à celui de prostituée)», explique l’auteure.

Cette chaîne professionnelle aura fini par tout arracher, à Fadma et aux autres, qui conservent anonymement les histoires singulières de leur mobilisation en guerre d’Indochine. Mais le modèle des BMC de l’armée française en Asie du Sud-est n’a pas été unique en son genre. Dans ce sens, Christelle Taraud a longuement analysé ceux mis en place par la colonisation en Algérie, en Tunisie et même au Maroc. Au royaume, le plus célèbre reste celui du quartier Bousbir (Prospère) à Casablanca.





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