La riche histoire des califes arabes à Al-Andalus rappelle le passé des principautés arabo-musulmanes ayant régné sur le sud de la péninsule ibérique pendant 781 ans. Mais si ce territoire est resté le lieu de référence de cette culture en Europe, il n’a pas été le seul à être gouverné par des dynasties califales. En Sicile, les souverains nord-africains aghlabides (800 – 909) puis fatimides (909 – 1171) se sont succédés pendant 240 ans, faisant du sud de l’Italie leur haut lieu.
Ainsi, la Sicile est devenue tôt un terrain de lutte des pouvoirs entre les armées vassales abbassides, l’empire byzantin (330 – 1453) et les dirigeants chiites dans leur mouvement depuis l’Egypte. Une série de batailles qui s’est soldée par l’instauration du royaume normand, achevée en 1130 par Roger II de Sicile (1130 – 1154), après une courte lutte avec les Amazighs de la dynastie ziride (972 – 1148).
Mais avant cela, ce sont surtout les réformes engagées par les dirigeants fatimides qui ont marqué un tournant dans la civilisation urbaine sur ce territoire, rendu historiquement incontournable dans le commerce de la Méditerranée.
Influence des Fatimides en Afrique du Nord et en Sicile / Ph. DR.
Les premières offensives arabes en Sicile
Jusqu’au VIIIe siècle, la Sicile a été globalement occupée par des civilisations d’origine byzantine. Cependant, des incursions arabes sur l’île ont été enregistrées depuis 652. Ces manœuvres militaires ont d’ailleurs donné lieu à une première razzia à Syracuse, assiégée plus tard en 740 puis en 827. Mais jusqu’à cette date-là, les conséquences de ces tentatives sont restées limitées.
Au IXe siècle, la cartographie change. L’île est transformée. Elle confirme peu à peu son statut de plaque tournante du commerce maritime. Elle est alors au cœur des stratégies militaires des califes arabes d’Ifriqiya (Tunisie) ou d’Egypte. Ces derniers décident de prendre le contrôle sur la ville de Mazara en 827, année où a commencé officiellement la conquête arabe de la Sicile. L’opération a réussi notamment grâce à l’intervention des gouvernants musulmans d’Al-Andalus, qui ont fourni leur aide pour réussir quelques batailles.
Ainsi, l’expédition du 14 juin 827 a été menée par Asad ibn al-Furat, un juriste tunisien âgé de soixante-dix ans. Son contingent quitte le port de Sousse, sous les instructions de l’émir aghlabide Ziadet-Allah I (817 – 838), comme le rappelle Fara Misuraca, chercheur à l’université de Palerme. Trois jours plus tard et après une escale à Lampedusa, Asad ibn al-Furat jette l’ancre à Mazara, dont le siège a été effectué non sans peine pour les Aghlabides. Le juriste est tué un an plus tard, au cours d’un nouveau siège de Syracuse.
Bataille en Sicile / Ph. DR.
La prise de Palerme s’effectue sans lui, en 831. Sept ans plus tard, le sultan de Kairouan décède, mais ses hommes continuent à gagner du terrain. Ils prennent la ville de Messine en 843 et accélèrent la chute d’Enna en 859, qu’ils appellent Kasr Janna (Castrogiovanni) vu le butin récolté là-bas. Ils se dirigent vers Syracuse, qui tombe finalement entre leurs mains en 878, puis prennent le contrôle de Catane en 900 et de Taormina en 902.
Pendant ce temps, l’influence des Byzantins recule. Ces derniers finissent par être repoussés en dehors de la Sicile, dont la prise est achevée en 965. En Afrique du Nord, les dynasties se sont succédées, tout en veillant à garder l’île italienne sous leur influence. Après les Aghlabides, ce sera aux Fatimides d’assurer cette continuité.
Une réorganisation administrative et économique
La Sicile arabo-musulmane a été divisée en trois départements administratifs majeurs : Mazara qui couvre le centre-ouest, Demone au nord-est et Noto au sud. Par ailleurs, la population est répartie entre ceux qui versent des impôts de manière directe et ceux assujettis à un système plus local, proche de celui de dhimmi. Sur cette terre, «les chrétiens n’ont pas été persécutés», affirme le Fara Misuraca, qui souligne une gouvernance arabe «basée sur la tolérance». C’est en échange de cette cohabitation que les chrétiens ont été amenés à verser un impôt spécifique (gizya), qui ne semble pas avoir été mal accueilli.
Pendant plus de 200 ans de domination, les arabes de Sicile auront également marqué l’île sur le plan culturel et littéraire. «Ils apportent leurs poésies, arts, sciences orientales et embellissent le royaume de monuments fastueux», écrit le chercheur. Il indique par ailleurs qu’à la tête du gouvernail, «les arabes ont grandement contribué à l’essor économique de la civilisation sicilienne, en introduisant les cultures de riz et d’agrumes, ou en effectuant des travaux pour une meilleure gestion des ressources hydriques, ce que nos administrateurs d’aujourd’hui ont oublié».
En somme, les dirigeants arabes de Palerme (Balarm) ont créé une véritable situation d’abondance de richesses dans l’île, qui n’a eu rien à envier aux grandes cités des dynasties orientales. Selon Misuraca, Palerme est devenue incontestablement «une capitale méditerranéenne» : elle compte plus de 300 mosquées décrites par le voyageur Ibn Hawqal, ainsi qu’une population de plus de 250 000 habitants.
Au même moment, Rome ou Milan n’ont pas été peuplées par plus de 20 000 à 30 000 personnes, indique encore le chercheur. L’ensemble de la Sicile a vécu de l’industrie et du commerce, comme en rendent compte les voyageurs arabes Ibn Gubayr, Ben Idrisi et Ibn Hawqal, cités par la même source.
Quelques repères historiques en Sicile / Ph. DR.
Les poètes siciliens disparus
A travers cette richesse économique et intellectuelle, des noms de la littérature ont marqué l’histoire de l’île. Parmi eux, «le poète Abu al-Hasan, ayant vécu en Sicile entre la fin du XIe et le début du XIIe siècle, qui s’est émerveillé de l’amour et de la beauté des créations divines», rappelle le chercheur. A la fin de sa vie, Abu al-Hassan a légué à la Sicile des poèmes empreints de tristesse et de mélancolie, au moment où il a assisté à la prise de sa terre par les Normands.
De son côté, la chercheuse Maddalena Malcangio rejoint Fara Misuraca, dans son ouvrage «Les Pouilles à l’époque des Sarrasins – Les mouvements arabes entre classicisme et réseaux sociaux» (2014). Elle y cite la grande contribution littéraire et historique d’Ibn Kalta en Sicile arabe, notamment à travers son livre de référence intitulé «L’histoire arabe de la Sicile».
Ceci dit, les deux auteurs indiquent que beaucoup d’écrits de l’époque sont perdus, à l’instar de ceux d’Ibn Hamdis à Noto, un autre écrivain de référence sous l’ère arabe. «Les traces les plus importantes qui témoignent de la présence arabe en Sicile ne sont malheureusement plus ceux de la littérature ou de l’architecture», déplore Fara Misuraca, en évoquant notamment la disparition des mosquées, remplacées par les églises après l’invasion normande.
Le Palais des Normands à Palerme / Ph. sicile-sicilia.net
Des traditions documentant la cohabitation
Malgré cela, les édifices érigés ou modifiés par les gouvernants arabes de Sicile n’ont pas entièrement disparu. Le Palais des Normands à Palerme illustre bien cette évolution. Repère palermitain par excellence, ce lieu appelé précédemment Alcazar a été façonné à l’image des dynasties qui se sont succédées en Sicile. Fresques chrétiennes, musulmanes et d’influence byzantine s’y côtoient, de même que les calligraphies dorées latines et arabes, arrivant jusqu’au plafond de ce somptueux édifice.
D’autres constructions arabo-normandes peuvent être reconnues dans la capitale administrative sicilienne, à l’image du Palais de la Zisa, comme le rappelle longuement l’archéologue français Jean-Marie Pesez dans «Sicile arabe et Sicile normande : châteaux arabes et arabo-normands» (1998). Au sud de l’île à Favara, ainsi qu’à Mazara del Vallo ou encore à Syracuse, les édifices documentant ce passé ne manquent pas.
Palais de la Zisa à Palerme / Ph. DR.
Dans un autre registre, Fara Misuraca rappelle que l’usage linguistique local est tout autant empreint de ce passé, y compris dans l’appellation des villes : «Caltanissetta, Caltagirone ou Caltavuturo tirent leur nom de ‘kalâa’ (château), Marsala, Marzameni, de ‘marsa’ (port) ; Gibellina, Gibilmanna, Gibilrossa, de ‘jebel’ (montagne).»
Cette influence se ressent jusqu’aux assiettes, ce que décrit le chercheur : «Dans la cuisine, du couscous [sicilien, ndlr] à la cassata, en passant par l’arancini, il existe une touche qui rejoint les traditions arabes dans tous nos mets, comme l’utilisation des épices, du sucre et des parfums naturels.» Citant l’ethnologue Giuseppe Pitre, Fara Misuraca souligne que cette influence s’observe tout autant via certains rites de magie et des croyances populaires locales, ou encore des incantations où s’entremêle le passé arabo-normand de l’île.
Les dynasties arabes auront régné sur la Sicile pendant près de deux siècles, mais les traditions populaires autant que les usages architecturaux en sont restés empreints jusqu’à aujourd’hui. Ce mélange donne lieu à une harmonie particulière avec les us chrétiens, ou encore le passé antique que conserve précieusement l’Italie de nos jours.