Vous venez de rentrer de la bande de Gaza après une mission humanitaire. Comment s’est organisée votre initiative ?
J’ai pris l’initiative individuellement. J’ai formulé ma demande auprès de la Coordination marocaine Médecins pour la Palestine, afin de rejoindre une mission humanitaire dans la bande la Gaza. Cette structure bénévole permet au personnel médical qui le souhaite de se joindre aux missions internationales dans ce sens, qu’elles soient sous l’égide des organisations des Nations unies comme l’OMS, ou d’autres ONG.
Comment s’est organisé votre travail en équipe sur place, sachant que les ressources sont drastiquement limitées, faute d’acheminement de l’aide humanitaire ?
Avec d’autres collègues venus de différents pays, nous étions affectés à l’hôpital Nasser de Khan Younis, dans la bande de Gaza. Nous avons intégré les équipes des médecins palestiniens qui se trouvent sur place. Nous étions sept et en tant qu’ORL, j’ai travaillé avec une équipe pluridisciplinaire (cardiologie, traumatologie, neurochirurgie, urologie, chirurgie générale et médecine interne). Il y avait aussi diverses nationalités : Maroc, Jordanie, Etats-Unis, Allemagne et France.
Les spécialités médicales sont affectées aux urgences, tandis que les équipes chirurgicales rejoignent les blocs opératoires. Notre mission humanitaire a coïncidé avec une période extrêmement difficile, marquée par l’intensification des attaques sur la bande de Gaza, ainsi que des opérations armées [d’Israël, ndlr] sur le terrain. Nous étions donc appelés à gérer des urgences continues, des blessés graves, y compris parmi les secours. Nous assurions aussi les consultations quotidiennes.
Que vous disent les cas que vous avez traités sur l’ampleur du massacre sur le terrain ?
Il faut savoir que lors de notre mission, le complexe hospitalier Nasser a été le seul à être opérationnel dans le sud de la bande de Gaza. L’hôpital européen a été mis hors service, en raison des attaques de l’occupation. Un autre centre hospitalier (l’hôpital Koweïtien) relevant du secteur privé restait encore actif.
La plupart des cas que nous avons eu à traiter sont des urgences. Dans ma spécialité d’ORL, j’ai reçu beaucoup de patients ou de blessés souffrant de traumatismes cervicaux, à la suite d’un tir par balle ou de fractures maxillo-faciales. J’ai vu des dizaines de cas similaires. Outre les patients ne nécessitant pas une intervention urgente, d’autres souffraient de perforations de la tempe à cause des explosions. Il y avait aussi des fistules, des surinfections faute d’asepsie, des abcès…
Quelles sont les situations qui vous ont le plus marqué, en tant que médecin chirurgien dans une zone de guerre ?
Les cas qui m’ont marqué le plus sont ceux des blessures par des tirs. Je me souviens encore d’un patient atteint au niveau de l’œil. La balle lui est restée au cou, nous l’avons pu la retirer mais il en est resté éborgné.
Un autre cas est celui d’un blessé qui a essuyé un autre tir, la balle ayant traversé le larynx, l’hypopharynx et la colonne vertébrale. Nous avons pu l’opérer et sauver ce qui a pu l’être de la partie ORL, mais il est resté quadraplégique en raison de sa blessure dorsale. Il n’arrive désormais à bouger que la tête.
Un autre cas qui m’a marqué est celui d’un patient visé par un tir dans le dos. La balle qui l’a touché a fait un trajet que nous n’avons pas pu nous expliquer en tant que médecins, puisque nous l’avons retrouvé au niveau du nez. Les autres organes ORL n’ont heureusement pas été impactées, mais c’était l’un des cas rares que nous n’avons presque pas retrouvé dans les références de recherches médicales.
A la lumière de votre mission humanitaire, en quoi doit consister une aide internationale ou inter-Etats ?
Concernant l’aide internationale, je pense que la population palestinienne dans la bande de Gaza a besoin de tout. Les gens sont dignes, mais ils ont tout perdu, à commencer par le service médical et les consommables. De ce que j’ai vu à l’hôpital Nasser, il y a du matériel manquant, mais les équipes sur place arrivent à faire le nécessaire. Le plus important reste à assurer de bonnes quantités des éléments utilisés au quotidien (compresses, gants, bétadine, produits de stérilisation…).
Il ne faut pas minimiser non plus la pression considérable sur cette structure hospitalière, étant donné qu’elle reste la seule opérationnelle dans la partie sud de la bande de Gaza. Il faut imaginer que c’est un seul hôpital qui couvre les besoins de près de 700 000 personnes dans les tentes environnantes. D’après les chiffres qui nous ont été donnés sur place, on se rapproche du million de personnes que l’hôpital est amené à couvrir.
Dr. Anas Chebaatha avec une équipe médicale dans la bande de Gaza
Il me semble donc que si aide internationale il y a, il serait vital qu’elle permettre la mise en place d’hôpitaux de campagne et de missions médicales plus nombreuses, avec du matériel et des consommables, des denrées pour les bébés et des vaccins pour les enfants, en plus des médicaments. Nous avons-nous-mêmes été limités dans nos ordonnances, vu ce manque.
Il est tout autant vital de mettre à la disposition de la population des produits de nettoyage et d’hygiène, pour empêcher une aggravation de la situation sanitaire qui accentuerait les surinfections.
Autant dire qu’il existe un besoin humanitaire sur tous les plans, mais au-delà de l’aspect médical et sanitaire, on ne peut passer outre le manque qui concerne tout ce qui se rapporte à la vie quotidienne. La population civile a atteint un niveau de pauvreté et de privation jamais observé par le passé.
Cette situation est alarmante sur tous les plans. J’ai vu des enfants souffrir réellement de malnutrition, à tel point que des bébés de deux ans ne pèsent pas plus de trois kilogrammes, ce qui dénote de leur état de santé mortel. A mon sens, c’est vers ces aspects-là que l’aide médicale international doit être orientée.
La coordination Médecins pour la Palestine a précédemment appelé le ministère de la Santé et de la protection sociale au Maroc à mener une action dans ce sens. Qu’en est-il aujourd’hui ?
Sur plan administratif, je ne suis pas informé de la suite donnée éventuellement aux correspondances précédentes de la Coordination à l’attention du ministère de la Santé et de la protection sociale au Maroc. A partir de mon expérience vécue, il me semble que le contact a été établi directement avec les organisations internationales pour préparer la mission humanitaire. Il n’y a pas eu d’accompagnement ou d’orientation de la part du département de tutelle.
Je peux dire aussi qu’il s’agit d’un effort personnel. J’ai contacté la coordination moi-même, j’ai procédé également à l’organisation du départ par mes propres moyens, notamment la réservation du voyage, puis j’ai rencontré mes collègues de la mission internationale. Le retour a été également assuré à titre individuel.
En tout cas, je formule le vœu que si le ministère n’intervient pas encore dans ces initiatives, qu’il le fasse dans un bon sens, afin de donner de l’envergure à cette solidarité agissante, de manière à ce que cela profite mieux à la population civile dans la bande de Gaza et que les choses se fassent dans l’efficacité, avec un plus fort impact au bénéfice des civils. Cela pourrait permettre de mobiliser encore plus de personnel médical, que ce soient les médecins, les infirmiers, les aides ou les techniciens.
Dr. Anas Chebaatha dans la bande de Gaza
Nombre de médecins marocains parmi ceux qui reviennent de la bande de Gaza retiennent de leur mission la dignité et le courage de la population civile comme leçon de vie. Qu’est-ce que vous retenez, de votre côté ?
Je retiens que les femmes, les enfants et les gens qui n’ont rien à voir avec les guerres n’ont rien fait pour mériter tout cela. Qu’ont-ils commis pour vivre dans l’instabilité totale, dans la famine, dans le manque d’hygiène et dans la malnutrition ? Des mères de familles ont perdu leurs maisons et leurs proches. Elles devenues veuves et risquent leurs vies tous les jours pour continuer à nourrir leurs petits.
Nous avons vu des situations et écouté des récits qui fendent le cœur et qui dépassent tout ce que l’on pourrait imaginer, tant que l’on n’a pas encore vu directement la situation sur le terrain. Je suis désormais un témoin direct et je peux affirmer que les images ne nous font parvenir qu’un peu de l’extrême cruauté devenue désormais un quotidien. Nous avons vu des gens sans rien dans la rue et la communauté internationale en est désintéressée. Pourtant, nous partageons bien la même humanité, nous respirons le même oxygène et nous sommes tous faits de la même manière. Nous aimons tous la vie de la même façon.
En plus d’être horrible, cette indifférence générale nous dit que si la situation se reproduit ailleurs, une autre population se retrouverait dans les mêmes conditions inhumaines et personne ne viendra à son secours ; cela pourrait être même moi, qui sait ? La roue de l’Histoire tourne et si nous ne redonnons pas vie à nos valeurs humaines censées nous unir, je ne vois pas ce qui nous fédérerait le mieux. La population de Gaza a confronté la communauté internationale à son individualisme. J’espère que son appel sera entendu et que le monde ouvrira les yeux, avant qu’il ne soit trop tard.