Vos recherches mettent en lumière le rôle des femmes dans la construction de cette histoire alternative. Pourriez-vous nous en dire plus sur les contributions spécifiques des femmes dans ce processus ?
Les femmes marocaines ont joué un rôle important durant les «années de plomb». Elles ont été de véritables partenaires dans la construction de l’histoire de cette période, à la fois en tant que victimes et actrices.
En tant que victimes, beaucoup parmi elles ont connu la détention arbitraire. Bien que la lumière ait été faite sur celles qui ont pu écrire leurs mémoires, de nombreuses femmes rurales et celles issues de la classe ouvrière n’ont pas pu avoir la même visibilité. Elles restent inconnues et leurs expériences de la violence d’Etat pendant les «années de plomb» n’auraient probablement jamais été pleinement exposées au public.
Les femmes marocaines ont également joué un rôle important durant cette période. Elles ont défié la répression, organisé des sit-in, fait passer clandestinement des lettres à leurs proches détenus, déjoué les mesures de surveillance et communiqué avec des groupes de défense des droits humains à l’étranger. Les prisonniers de cette période ont été principalement des hommes, mais des femmes et des enfants ont été emprisonnés indirectement, par des restrictions sur leurs libertés. Cela élargit la notion d’emprisonnement politique et de détention arbitraire pour inclure également ceux qui, pour une raison ou pour une autre, ont dû faire face aux conséquences de la répression politique.
Cependant, leurs contributions ont souvent été négligées dans l’historiographie traditionnelle. J’ai remarqué que dans les débats sur «l’Histoire du présent», les femmes étaient souvent minoritaires, tant en termes de sujets abordés que de nombre d’historiennes invitées à participer. Cette «déféminisation» de l’historiographie marocaine s’est traduite par un désintérêt pour les femmes en tant qu’actrices historiques, un domaine qui mérite d’être approfondi. Ce qui est formidable, c’est qu’il existe une génération de femmes universitaires qui se saisissent de ces questions. Mais je les encourage vivement à étendre leurs méthodologies et leurs réflexions à ce domaine.
Comment la représentation des expériences des femmes durant les «années de plomb» a évolué au fil du temps, dans l’historiographie marocaine ?
Au début, les récits historiques ne faisaient pas un large écho des expériences des femmes. Au fil du temps, le rôle des femmes, en tant que victimes et actrices, a été de plus en plus reconnu. Cependant, l’historiographie marocaine continue de se déféminiser, les femmes étant souvent considérées comme un sujet minoritaire ou comme une simple poignée de participantes. Cela dit, les études de genre se sont beaucoup développées dans notre pays. Nos concitoyennes ont largement la possibilité de réécrire leur propre histoire à partir de leurs perspectives et de leurs expériences. Plus les approches et les méthodologies sont nombreuses, plus nous acquérons de connaissances sur ces sujets.
Vos recherches semblent se concentrer particulièrement sur les «années de plomb» au Maroc. Pouvez-vous nous en expliquer les raisons et pourquoi vous pensez que cette période a une valeur historique importante ?
Cette période a pour moi une valeur à la fois académique et personnelle. Sur le plan académique, nous ne pouvons pas vraiment comprendre le Maroc contemporain sans examiner la manière dont l’Etat postcolonial a réprimé l’opposition, sur les plans politique et intellectuel. Cela a peut-être fonctionné pour des objectifs à court terme, mais quelles ont été les conséquences négatives pour l’Etat lui-même ? Quel potentiel a été perdu à cause des «années de plomb» ? Qu’a été l’impact sur l’économie et l’éducation ? Sur le sentiment d’identité du peuple marocain ? Ce sont des questions profondes qui ont motivé mes recherches à ce sujet. C’est une période fascinante de l’Histoire. La façon dont elle s’est déroulée a eu un impact sur nous tous, de différentes manières.
Sur le plan personnel, j’ai grandi à Ouarzazate. J’ai appris plus tard que certains de mes professeurs avaient été victimes de la répression politique. J’ai sur aussi, comme tous les Marocains, que Ouarzazate était le gouvernorat des prisons par excellence des années 1970 à la fin des années 1980. D’Agdz à Tagounit, en passant par Tamaddakht et Skoura, et même Tazmamart, Ouarzazate était jonchée de centres de détention secrètes. C’est donc choquant d’apprendre l’existence de ces lieux et et leur proximité avec des repères spatiaux de mon enfance.
Pour moi, le principal enseignement est que tout le monde s’en portera mieux, si nous tirons les leçons des excès ayant accompagné cette période, pour consolider l’Etat de droit et la protection de la dignité humaine. Les histoires traumatisantes quittent le milieu universitaire pour s’infiltrer dans la société, car leurs récits éclairent les politiques et contribuent à instaurer une relation différente entre l’Etat et les citoyens. C’était du moins la promesse du rapport de l’Instance équité et réconciliation (IER) et de ses recommandations.
Comment la compréhension des «années de plomb» a-t-elle impacté la politique et la société marocaines contemporaines ?
La création de l’IER par le roi a été la plus haute reconnaissance de la nécessité de résoudre l’héritage des «années de plomb» pour permettre au Maroc d’aller de l’avant. L’IER a été un pas vers la réconciliation avec le passé. Le rapport à ce sujet fournit une projection vers un Maroc démocratique. Ce document a eu un effet de catalyseur sur les débats concernant les droits humains, l’Etat de droit et la relation entre l’Etat et les citoyens.
Le programme de réparation communautaire, issu des travaux de l’IER, a tenté de corriger certains des effets de cette histoire. La Constitution de 2011 a reflété bon nombre de ces recommandations axées sur les droits de humains. Cependant, pour comprendre l’impact de cette histoire sur la société marocaine, y compris ses effets sur l’éducation, l’économie et la confiance sociale, nécessite encore davantage de recherches qui éclairent sur la manière dont le spectre des «années de plomb» continue de définir la relation entre l’Etat et la société.
Vos travaux récents portent sur les études amazighes. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce projet ?
Je voudrais tout d’abord souligner que la langue et la culture amazighes constituent le fondement de l’identité de Tamazgha. Pendant des millénaires, les Imazighen ont historiquement vécu et coexisté avec d’autres cultures en Afrique et dans la région méditerranéenne. Bien qu’ils soient autochtones à Tamazgha, les Imazighen ont été confrontés à des politiques d’arabisation agressives, qui ont presque mis en danger le Tamazight et ont poussé l’UNESCO en 1996 à le déclarer comme langue en voie de disparition. Heureusement, aujourd’hui, le Tamazight est constitutionnalisé au Maroc et en Algérie. Le cours de sa disparition a été inversé.
L’anthropologue Aomar Boum et moi-même travaillons sur un projet multidimensionnel visant à développer les études amazighes dans le milieu universitaire anglophone. Nous avons conçu l’Amazigh Studies Initiative (AMASI), qui vise à réhabiliter la production culturelle amazighe par la traduction de la pensée et de la littérature amazighes et la création de ressources qui serviraient de sources aux étudiants et aux universitaires intéressés par les sujets amazighs.
Dans ce cadre et avec notre collègue, l’historienne de l’art et spécialiste de la littérature Katarzyna Pieprzak, nous avons lancé Tamazgha Studies Journal, une revue universitaire à comité de lecture. Nous publions des études universitaires sur l’espace géoculturel de Tamazgha. Nous avons également lancé la série Amazigh Studies avec Georgetown University Press, pour les traductions de Tamazight vers l’anglais ainsi que les monographies arabes qui examinent le contenu en Tamazight.
Notre objectif est d’encourager l’engagement envers le contenu écrit en Tamazight. L’AMASI est un vaste projet qui vise à changer la façon dont Tamazight est traité dans les programmes des départements qui se concentrent sur Tamazgha.
Comment l’initiative d’études amazighes peut contribuer à une compréhension plus large de l’Histoire et de la culture de l’Afrique du Nord ?
L’AMASI a pour objectif de fournir une vision plus complète de l’Histoire et de la culture tamazghanes (nord-africaines) en mettant en évidence le rôle des Imazighen. En traduisant la pensée et la littérature amazighes, en générant des ressources académiques, nous travaillons à intégrer les perspectives amazighes dans des débats plus larges sur les études tamazghanes. Cela contribue à une compréhension plus nuancée de la diversité culturelle et linguistique de la région. Cela remet en question aussi la dichotomie arabe-français, qui ne reflète pas la réalité sur le terrain et ne rend pas justice au tamazight et à la darija, en tant que langues autochtones de ces sociétés.
Selon vous, quels sont les défis les plus urgents auxquels est confrontée aujourd’hui la préservation de la langue et de la culture amazighe ?
Malgré les avancées récentes, notamment la constitutionnalisation au Maroc et en Algérie, la langue et la culture amazighes se heurtent encore à des résistances bureaucratiques et à des lenteurs législatives. Cela dit, l’Histoire ne recule pas. Nous avançons vers l’avenir, et l’avenir est assurément amazigh dans le sens où nos sociétés sont également conscientes que leur amazighité ne menace ni l’arabe, ni l’islam.
L’objectif est d’intégrer pleinement le tamazight dans les systèmes éducatifs et la vie publique, de surmonter la marginalisation historique et de veiller à ce que les perspectives amazighes soient coessentielles à l’histoire nationale qui est racontée et qui sert de fondement à la citoyenneté. Il est également nécessaire de fournir davantage de ressources et de soutien aux études amazighes dans le milieu universitaire international. Cependant, le défi reste de savoir comment passer de la reconnaissance constitutionnelle et institutionnelle à l’intégration complète de la langue et de la culture amazighes dans tous les aspects de la société et de la recherche.