Dans le contexte électoral actuel, vous vous êtes exprimée à plusieurs reprises. Dans l’une de vos récentes tribunes, vous avez appelé à «défaire dans les urnes ceux qui nous mettent une cible dans le dos». Peut-on dire que c’est la mobilisation qui a payé ?
Cette mobilisation citoyenne a été considérable. Le contexte était très particulier, par rapport à d’autres élections, avec un sentiment de sidération provoqué par la dissolution soudaine de l’Assemblée nationale, au lendemain d’un scrutin européen avec un score élevé pour le Rassemblement national. Pendant des jours a été annoncé le même type de score pour l’extrême droite aux législatives. Alors soudain, quelque chose qui jusque-là semblait théorique -la possibilité pour l’extrême droite d’accéder au pouvoir- est devenu réellement tangible.
Tout cela a entraîné effectivement une intense mobilisation de la société, mais qui n’aurait pas été possible si le Nouveau front populaire (NFP) n’avait pas existé. Ce dernier a donné à la société civile un canal dans lequel s’exprimer, éclore, porter une alternative… C’est toujours compliqué de se contenter de dire aux gens de voter contre. Il faut réussir à leur montrer qu’une autre voie est possible. C’est ce qui a été réalisé.
Cette mobilisation a-t-elle été de circonstance –à savoir l’urgence d’empêcher le Rassemblement national d’être en tête des votes–, ou est-elle plutôt ancrée dans ce que l’on peut appeler une sociologie du vote ?
Je pense qu’il faut être extrêmement prudent. Si la configuration que nous avons connue (un RN aussi proche du pouvoir) devait se reproduire, dans les mois ou les années à venir, je ne suis pas certaine que le barrage républicain se ferait avec cette force-là. On voit bien que ce qui a alimenté ce barrage, ce sont notamment deux choses.
Rassemblement du NFP après le second tour des élections législatives, le 7 juillet 2024 / Source : Jean-Luc Mélenchon/X
C’est d’abord le volontarisme à gauche, qui, dans tous les cas de triangulaires a décidé très vite de se désister pour éviter la victoire du RN, et a fait pression sur les autres familles politiques républicaines pour qu’elles en fassent autant. Ce qui s’est passé –je l’ai suivi de très près– c’est qu’autour du NFP se sont agrégés des politiques, des personnalités, des acteurs de la société civile, qui ont pesé de toutes leurs forces en appelant tous ceux qu’ils connaissent, y compris au sein des autres partis, pour convaincre et que le désistement devienne la règle. Si on avait laissé chacun improviser, nous n’aurions vraiment pas eu les résultats que nous voyons au second tour.
Ensuite, du côté du Rassemblement national, deux choses qui ont foncièrement «desservi» l’extrême droite : le fait de faire la clarté sur leurs projets à l’égard des binationaux. Soudain, derrière le visage lisse et soi-disant bienveillant que ce parti s’était forgé, ces dernières années, des millions de personnes ont compris ce qui les attendait très personnellement.
Puis, la faiblesse de nombre de leurs candidats. Pendant les deux tours, la plupart ont refusé de faire les débats organisés dans leurs circonscriptions, non pas par principe, mais parce qu’ils savaient qu’ils n’étaient pas à la hauteur. Quand quelques-uns d’entre eux l’ont fait, en étant relayés par les médias, ils sont apparus d’une extraordinaire faiblesse, impréparation, absence de projet de société, quand ils n’étaient pas tout simplement des repris de justice ou des gens qui posaient avec des casquettes nazies… Je pense que c’est ce qui a affaibli le RN, dans la dernière ligne droite.
Jordan Bardella et Marine Le Pen (RN), le 3 mars 2024 à Marseille / Ph. Alain Robert – SIPA
Ces deux conditions qui ont permis ce barrage républicain et ce reflux du RN ne seront pas forcément réunies à l’avenir. S’il n’y a pas une gauche unie pour se battre comme une damnée contre lui, et si les candidats RN sont mieux formés à l’avenir, l’extrême droite peut passer. Le danger n’est pas encore écarté.
Quelle lecture peut-on faire des résultats de ces législatives, sachant justement qu’une majorité absolue n’a pas été dégagée et que malgré sa troisième position, le RN a enregistré une nette avancée en dépassant les 100 élus à l’Assemblée nationale ?
Cela nous dit que politiquement, la France est aujourd’hui très éclatée. En prenant la carte du pays, on voit la différence frappante entre les votes dans les zones urbaines et rurales. Cela doit évidemment nous interroger sur le sentiment de déconsidération, d’abandon, sur la faiblesse des services publics, la désindustrialisation dans ces territoires-là…
Au-delà, il ressort de ce vote une tripolarisation de la vie politique française. Elle semble durablement installée et c’est quelque chose de problématique en soi. Je pense que c’est en revenant à la bipolarisation qu’on arrivera à contenir le poids du RN. C’est en ayant un choix clair entre la gauche et la droite, avec une alternance entre les familles politiques républicaines, c’est-à-dire le contraire de ce qu’a finalement instauré le président Emmanuel Macron ces dernières année, en vidant de leur substance les alternances républicaines pour leur préférer comme seul adversaire le chaos, ce qui lui permet de dire «c’est moi ou le chaos».
En amont de ce second tour, avez-vous noté une mobilisation dans les quartiers, qui aurait contribué à faire le poids en faveur du NFP ?
Je pense qu’en effet, il s’est passé quelque chose d’impressionnant dans beaucoup de territoires, pas seulement dans les quartiers. Il est rare d’avoir des organisations syndicales, des ONG, des associations caritatives et le monde de la culture qui se mobilisent tous comme ils l’ont fait, aux côtés des citoyens.
Manifestations contre l’extrême droite après l’annonce des résultats du premier tour de l’élection législative en France, le 30 juin 2024 / Source : Manuel Bompard/X
De son côté, l’extrême droite avait le soutien puissant des «entrepreneurs de la haine» et des campagnes idéologiques qu’ils relaient dans certains médias, pour faire de l’étranger le bouc-émissaire permanent.
Pour autant, je pense toujours que la France est le pays des lumières et non de l’obscurité. Je n’arrive pas à me faire à l’idée que les Français puissent assister, de façon apathique, à l’accession du RN au pouvoir.
Si divergence de chiffres il y a, comment peut-on analyser le gap entre la participation des électeurs issus de l’immigration aux élections européennes et au scrutin législatif en France ?
Il est difficile d’analyser ce vote, car les chiffres n’existent pas, à ma connaissance. J’ai globalement l’impression que contrairement à une espèce de fantasme chez certains observateurs de la vie politique, il n’y a pas de vote dit «communautaire». Le fait d’être issu de l’immigration, d’origine étrangère, d’une culture ou d’une autre, ne conditionne pas nécessairement le vote des électeurs pour un parti ou pour un autre.
Il existe bien d’autres caractéristiques qui façonnent le citoyen votant, en fonction du territoire où il vit, selon la manière dont les politiques publiques autour de lui rendent la vie plus ou moins agréable. Le facteur de l’âge est également un indicateur déterminant, entre plusieurs autres éléments.
Jean-Luc Mélenchon, le 7 juillet 2024 / Ph. Sameer Al-Doumy – AFP
Il me semble donc qu’il ne faut pas surdéterminer le poids des origines dans le choix des citoyens de voter. Ceci étant dit, on le sait, tous ceux qui ont un rapport avec l’étranger ont vécu douloureusement les attaques sur la binationalité. Elles ont été injustes, gratuites, stigmatisantes en jetant un soupçon de déloyauté sur des millions de citoyens français.
Ceci a fait apparaître au grand jour le véritable visage de l’extrême droite, mue avant tout par la haine de l’autre et par une forme de jalousie devant la réussite de personnes d’origine étrangère qui par leur parcours contredisent la vision unilatéralement dénigrante qu’ils ont de ces gens nés ailleurs.
De votre expérience politique et associative, pensez-vous aujourd’hui que face aux polémiques clivantes, l’intégration devient de plus en plus une illusion ?
Quoi que l’on fasse, il existera toujours des personnes qui considèreront que nous –personnes d’origines étrangères– ne sommes pas à notre place. Il y aura des gens qui penseront que nous serions par nature illégitimes, déloyaux… Il faut le savoir pour voir où l’on met les pieds. Cela ne doit pas pour autant nous empêcher d’avancer. Et il ne faut pas hésiter à en parler, pour réaliser que c’est bien un phénomène collectif et non pas lié à nos faiblesses.
Assemblée nationale française / DR.
L’analogie que je fais souvent avec cette forme de racisme est le sexisme ordinaire, notamment dans le monde du travail et de l’entreprise, où les femmes se retrouvent régulièrement disqualifiées, déconsidérées, visées par des remarques désobligeantes… Si elles gardent ces expériences pour elles et qu’elles les intériorisent, cela va nuire à leur estime de soi et elles seront plus enclines à penser que ce qui leur arrive est de leur faute, car elles n’auraient pas été à la hauteur.
Mais quand les femmes se parlent et partagent leurs expériences, elles se rendent compte du caractère universel de ce sexisme et sont plus fortes pour dire non. Et c’est ainsi que les choses changent, car on réalise que ce sont des faits sociétaux contre lesquels il faut agir. C’est pareil avec le racisme et quoique désagréables à entendre, les thèses du RN à ce sujet doivent être dévoilées au grand jour. C’est ainsi qu’on se rend capable de les combattre. J’ose espérer que nous n’oublierons rien de cela.