Vue de l’extérieur, l’Afrique a tout à gagner à capitaliser sur les industries culturelles et créatives pour une gouvernance efficace. Comment se positionne l’initiative Africa No Filter dans cette dynamique ?
Au sein de l’organisation Africa No Filter, dont je suis la directrice exécutive, l’idée est d’œuvrer pour le changement du narratif sur notre continent. Nous essayons de faire bouger les lignes, dans la façon dont le monde voit l’Afrique et dont l’Afrique se voit elle-même, car nos récits évoluent à travers des histoires racontées au fil du temps.
L’une des manières efficaces de le faire est de changer donc les histoires qui nourrissent ce récit. Nous travaillons avec des storytellers, les professionnels des médias, les artistes, les plasticiens, les photographes, les cinéastes et aussi les créateurs de contenu en ligne. En quelque sorte, nous convergeons les compétences et les métiers des industries culturelles et créatives en leur accordant essentiellement des subventions.
Nous essayons de construire une communauté, avec le renforcement des capacités, des compétences, et nous plaidons essentiellement pour que le monde représente mieux l’Afrique. Dans le cinéma, dans les médias, partout où nous voyons notre continent, nous voulons que cette image soit représentative de l’Afrique que je connais, qui est très différente de celle que le monde voit la plupart du temps.
L’une des réalités que nous connaissons de l’Afrique est que c’est un continent très concerné par la diaspora. Comment celle-ci peut-elle être un acteur de changement, en matière de production artistique autant que dans le financement de ces créations ?
A mon sens, la diaspora africaine joue un rôle absolument puissant pour le rayonnement culturel et créatif de notre continent à travers le monde. Aujourd’hui, tout le monde écoute de l’afrobeat. Les films africains bénéficient d’un engouement mondial grandissant, de même que notre habillement, la mode africaine, notre cuisine et nos gastronomies… Le monde comprend un peu mieux l’Afrique et une grande partie de ce changement de perception est porté par nos diasporas, qui font toute la différence grâce à leur conscience du sens du détail dans leurs choix, leurs actions, avec une influence grandissante sur les arts de vivre.
C’est ce qui motive aussi ce mouvement culturel en Afrique. Chaque fois que nous entendons parler de diasporas, nous entendons toujours parler de transferts de fonds et d’envois d’argent au pays d’origine. Mais là où ils sont, nos concitoyens emportent l’Afrique avec eux. Ils ne vivent peut-être pas sur le continent, mais ce sont eux qui mènent cette révolution culturelle, à travers leur attachement à là d’où ils viennent.
C’est une forme de soft power culturel à échelle continentale qu’incarne cette tendance mondiale à travers la diaspora ?
Aujourd’hui, on est fier de revendiquer son africanité. C’est même devenu tendance à travers le monde, parce que je pense qu’en tant qu’Africains, nous aimons porter notre héritage, notre culture, alors que nous en avions honte, à une certaine époque. Je dirais qu’il y a 10 ans, je n’aurais jamais porté un habit traditionnel africain, dans une rencontre comme celle qui nous réunit aujourd’hui. J’aurais porté une tenue occidentale. Maintenant, les choses changent.
Nous n’aurions pas pu en arriver là, sans ces petites actions et petites démarches qui s’avèrent avoir un fort impact, sur le moyen et le long terme. C’est lié à des dynamiques locales à travers notre continent et le fait que les diasporas les rendent mondiales.
Nos ressortissants à l’étranger ont donc un rôle très important dans la promotion de l’art et de la culture qui viennent d’Afrique.
En tant que bailleur de fonds de ces créations qui ont vocation à changer la perception sur l’Afrique, pouvez-vous nous en dire plus sur votre participation aux Assises des ICC et comment le développement de ce secteur peut incarner un véritable moteur économique pour notre continent ?
Je suis ici principalement parce que je pense que le Maroc fait un travail incroyable. Dans la salle, il y a des ministres, des membres du gouvernement et des professionnels des industries culturelles et créatives. Ce sont des acteurs qui voient l’importance de ce secteur, dans une Afrique qui est un continent jeune, dont la moyenne d’âge est inférieure à 20 ans. Cela signifie qu’un demi-milliard de nos citoyens sont jeunes, c’est-à-dire aussi qu’ils sont dans la période la plus créative de leur vie.
Cette industrie est très peu contraignante. Vous savez, il suffit d’avoir un cerveau et d’être intelligent, de trouver une idée géniale et de vouloir en vivre. Donc pour nous, c’est une façon de galvaniser les jeunes afin de créer et être rémunérés pour leurs créations, lorsqu’on sait que le chômage est un réel problème en Afrique. Je n’aime pas parler d’emploi, car cela implique un engagement à connotation salariale classique. Historiquement, à travers le monde, les industries créatives ont toujours été un peu une industrie du travail à la tâche.
C’est d’ailleurs très évocateur, car les jeunes générations veulent faire beaucoup de choses, façonner leur vie professionnelle comme un portfolio qui rassemble plusieurs activités, constamment à la cherche la prochaine étape… C’est ce que permettent les industries culturelles et créatives, car c’est un domaine infiniment vaste. Et je pense que nous, Africains, sommes très créatifs, innovants, mais pas à la manière du Nord. Je pense aussi que c’est pour cela que cette industrie est le meilleur investissement économique pour notre Afrique d’aujourd’hui.
Certains professionnels considèrent cependant que l’on ne découvre mieux l’Afrique contemporaine qu’en étant en dehors du continent. A titre d’exemple, des artistes africains talentueux sont révélés en afrique plus largement, après leur passage par les scènes européennes. Pensez-vous renforcer les ICC en Afrique peut rendre les projets créatifs actuels plus visibles sur le marché africain, sans avoir à passer par le Nord justement ?
Je pense que nous devons commencer chez nous, en effet. Vous savez, nous devons stimuler et créer une demande pour les productions artistiques locales et de qualité en Afrique. C’est pour cela que Nollywood a beaucoup de succès. Les Nigérians regardent des films nigérians, écoutent de l’afrobeat, les artistes chantent souvent en yoruba, très peu parlé au-delà du pays… Pourtant, le succès s’internationalise, parce qu’il a prouvé son impact direct à l’échelle nationale.
Lorsqu’on atteint cette authenticité, les choses commencent réellement à bouger et à avoir de l’ampleur. Elles ne connaissent plus de frontières géographiques, linguistiques ou culturelles. Pour moi, il est donc vraiment important que nous créions un marché local pour le cinéma, pour les arts, pour tout ce que nous essayons de faire avant de l’exporter. Si nous n’avons pas cela, nous n’atteindrons pas une dimension internationale. Pour renforcer et pérenniser les ICC en Afrique, il est centralement important de faire du marché local un pipeline vers la scène mondiale.
Il y a des artistes de différents pays d’Afrique qui ont gravi les scènes mondiales et qui se produisent principalement en Europe et en Amérique. C’est tout aussi salutaire, car nous avons besoin de tous les talents, confirmés ou montants, et de tous les savoir-faire, pour mettre la lumière sur notre continent. Mais quand vous êtes à la recherche les artistes émergents, vous venez sur le continent. L’Afrique est donc un pipeline qui enrichit les cultures du monde et en prendre réellement conscience ne fera que propulser nos industries culturelles et créatives locales.