Comme tout pays qui a subi l’injustice et l’oppression du colonisateur, ainsi que la répression postcoloniale, le Maroc a lui aussi disposé de ses organisations secrètes et clandestines. Des groupuscules destinés tantôt à lutter contre le protectorat français et espagnol, tantôt à mener la vie dure à feu le roi Hassan II.
L’ère tristement célèbre de «années de plomb» au Maroc a été précédée par la naissance de plusieurs organisations ayant opéré dans la clandestinité. Leur objectif ? Renverser le pouvoir du roi Hassan II par tous les moyens. Deux mouvements sont célèbres : Le mouvement Ila Al Amam et le Mouvement du 23 mars. Le premier verra le jour le 30 août 1970 dans l’ombre de la clandestinité pour se transformer dès 1972 en un mouvement interdit par les autorités de Rabat. Ila Al Amam, ou plutôt son spectre, poursuivra son activité, même après l’éclatement de son noyau, jusqu’en 1995. Une année qui marquera la naissance d’Annahj Addimocrati, parti politique qui se targue d’avoir hérité du mouvement d’inspiration marxiste-léniniste.
Nous sommes en mars 1965. Les pavés de plusieurs rues de Casablanca sont entachés de sang au lendemain d’une révolte des élèves ayant été lourdement réprimée par les balles des éléments des Forces armées royales (FAR). Plusieurs disparitions et décès sont alors à déplorer. Evénement douloureux de l’histoire du Maroc contemporain, il intervient après une succession d’autres faits marquants : l’organisation, en août 1963, du congrès de l’Union nationale des étudiants du Maroc (UNEM), le Dahir royal interdisant à l’UNEM d’encadrer des élèves en juin 1963 puis la déclaration, en juin 1965 et pour la première fois dans l’histoire du Maroc, de l’Etat d’exception, avec la dissolution du Parlement.
Une photo de la manifestation du 23 mars 1965 à Casablanca. / Ph. DR
Ila Al Amam et le «droit du peuple sahraoui à l’autodétermination»
La situation est plus que tendue entre la monarchie et certaines formations politiques. Fin octobre 1965, l’assassinat du leader gauchiste Mehdi Ben Barka représentera un tournant décisif dans l’histoire de la gauche marocaine. Sa disparition convaincra certains Marocains d’emprunter la voie de l’opposition armée pour renverser le régime du roi Hassan II. L’autre événement qui contribuera à cette mutation est la défaite des armées arabes en 1967 contre Israël – l’un des derniers clous dans le cercueil de la pensée selon laquelle l’action politique débute au sein des institutions. C’est à cette époque que sont nés plusieurs mouvements prêts à faire appel aux armes pour renverser le système, comme le cas du Tanzim, la branche radicale de l’Union nationale des forces populaires, et dont les membres, à l’instar d’Omar Dahkon, ont été arrêtés, jugés et certains exécutés en 1973.
C’est dans ce climat tendu qu’Abraham Serfaty, Abdellatif Zeroual, Abdellatif Laabi, Raymond Benhaim, Zohour Benchemsi, Amine Abdelhamid et Saïda Menebhi quitteront le Parti de la libération et du socialisme (futur Parti du progrès et du socialisme, PPS) en 1969 pour créer Ila Al Amam. De l’été 1970 jusqu’en 1972, les premières années qui suivent la naissance du mouvement sont marquées par sa réorganisation clandestine au sein des universitaires marocains, comme le rapporte le blog 30aout.info. La fin de l’année 1972 connaîtra une deuxième phase marquée par la répression, les arrestations et la marginalisation des militants d’Ila Al Amam, mouvement désormais célèbre dans les milieux intellectuels et militants du royaume. Cette période, qui s’étalera jusqu’en 1977, verra notamment la position rendue publique par Ila Al Amam quant au dossier du Sahara et la Marche verte en 1975. Le 19 octobre de cette année, Ila Al Amam publie un communiqué pour critiquer la Marche verte et soutenir publiquement «le droit du peuple sahraoui à l’autodétermination». Ila Al Amam venait tout juste de signer sa lettre d’adieu. On parle alors d’une large série d’arrestations ayant débuté quelques années plus tôt avec des membres peu connus, avant de viser les figures de proue d’Ila Al Amam.
Abdellatif Zeroual et Saïda Menebhi, les martyrs d’Ila Al Amam
En 1973, Abdellatif Zeroual est condamné par contumace à la prison à vie par un tribunal casablancais. Il n’est arrêté que le 5 novembre 1974, en compagnie d’autres militants du mouvement, dans le cadre d’une large vague d’arrestations d’opposants marxistes. Aziz Enhaili, rédacteur en chef de Tolerance.ca, racontait en novembre dernier qu’Abdellatif Zeroual aurait été conduit à Derb Moulay Cherif, célèbre adresse de détention et de torture des prisonniers politiques à Casablanca, pour y être sauvagement torturé pendant plusieurs jours. «Avant qu’il n’en meurt neuf jours plus tard, il a été admis, à l’hôpital Avicenne à Rabat, sous la fausse identité d’Abdellatif Ben Abdelkader El Baroudi. Il avait à peine 23 ans», écrit-il.
Le 16 janvier 1976 à Rabat, les autorités marocaines arrêteront Saïda Menebhi, professeur d’anglais, en compagnie de Rabia Ftouh, Pierra di Maggio et Fatima Oukacha, pour appartenance au mouvement interdit Ila Al Amam. Elle aussi subira des tortures dans le centre casablancais de détention Derb Moulay Cherif. Saïda Menebhi sera jugée au «procès de janvier-février 1977 de Casablanca» avec 138 autres inculpés pour «atteinte à la sûreté de l’État». Condamnée à cinq ans de prison, elle sera ensuite incarcérée à la prison de Casablanca et placée à l’isolement. Elle décède le 11 décembre 1977 à l’hôpital Averroes de Casablanca après 34 jours de grève de la faim. Elle n’avait que 25 ans.
Une manifestante portant une photo de Saïda Menebhi. / Ph. DR
D’autres militants sont condamnés lors du procès puis transférés à la prison centrale de Kénitra. Rabia Ftouh, Abraham Serfaty et Fatima Oukacha resteront à la prison civile de Casablanca. Les arrestations se poursuivront jusqu’en 1979, année pendant laquelle Ila Al Amam ne restera qu’une coquille vide. Des membres fuiront le Maroc vers la France, et continueront jusqu’en 1995 de maintenir en vie une organisation déjà morte.
Après 17 ans passés dans les geôles durant les années de plomb, Abraham Serfaty sera enfin libre en septembre 1991. Mais il se voit privé de sa nationalité marocaine et est expulsé du Maroc. C’est d’ailleurs lui qui annoncera officiellement la fin d’une expérience douloureuse et la dissolution d’Ila Al Amam. Certains militants au Maroc annonceront la même année la naissance d’un parti politique, Annahj Addimocrati, qui ne sera reconnu en tant que tel qu’en 2004.