Du haut de ses vingt-cinq ans, le Festival L’Boulevard n’est incontestablement pas un événement éphémère. Sa vingt-troisième édition (du 18 au 21 septembre 2025) au stade du RUC à Casablanca le confirme en tant que véritable repère pour férus et fins connaisseurs des musiques urbaines et alternatives au Maroc de tous les âges, qu’ils se retrouvent dans le rap et le hip-hop, la fusion et les musiques actuelles, ou le rock et le metal. Porté par l’association à but non-lucratif EAC-L’Boulvart (éducation artistique et culturelle), il crée des passerelles entre les talents locaux émergents et les artistes nationaux ou mondiaux confirmés, devenant depuis longtemps un espace de transmission, au-delà du simple divertissement.
Co-fondateur du festival avec Mohamed Merhari (Momo), Hicham Bahou revient auprès de Yabiladi sur l’aspect intergénérationnel que revêt désormais un événement rêvé initialement comme une soupape pour des jeunes, en quête d’une scène artistique dont ils feraient un moyen d’expression. Cette ambition a même fait du rendez-vous annuel un véritable tremplin artistique, mais aussi un vecteur de valeurs de partage, d’accompagnement professionnel et artistique et de citoyenneté, notamment grâce aux activités d’ateliers de sensibilisation et de formation, parallèlement à la programmation artistique en elle-même. Un cercle vertueux qui s’élargit et qui mûrit, d’une décennie à l’autre.
Comment se porte L’Boulevard à ses 25 ans et à sa 23e édition ?
Cette 23e édition a été géniale. Elle a bien démarré, jeudi 18 septembre avec la journée rap et hip-hop. Nous avons eu un très bon Tremplin L’Bouvard et des artistes invités très attendus par le public. Nous avons eu de bonnes surprises. Le public est venu massivement et la bonne ambiance a été au rendez-vous.
Vendredi, nous avons eu aussi une belle programmation avec Bombino, Asms, Souakina Fahsi et Issam Elias. Chaque journée a commencé avec les groupes du Tremplin pour s’enchaîner avec les groupes et artistes invités.
Samedi, nous avons eu du gros son rock et métal, le RUC a été bien rempli, puisque le public de ce genre musical est l’un de nos plus fidèles. Beaucoup de jeunes viennent spécialement des autres villes, parfois de très loin, d’Oujda ou d’Agadir. Ce succès s’explique par le fait que L’Boulevard reste l’un des rares lieux, avec une grande scène ouverte qui programme du metal.
Le dimanche est marqué par une programmation plus variée, pour la clôture. Nous sommes satisfaits de ce format sur quatre jours. Nous avons reçu beaucoup de festivaliers, nouveaux ou fidèles, tout en garantissant un passage fluide, grâce à une gestion, une logistique et une coordination en temps réel. Les équipes du festival sont expérimentées et elles travaillent avec nos partenaires avec beaucoup d’engagement, ce qui permet la réussite du festival dans son ensemble.
Autant dire que sur 25 ans en effet, vous avez constitué un cercle qui devient familial et intergénérationnel. Que retenez-vous de ces rencontres-là, avec des fidèles de la première heure devenus artistes ou professionnels à travers L’Boulevard ?
Effectivement, nous sommes presque à la troisième génération de fidèles, entre ceux de 1999-2000, de 2010-2012 et ceux aujourd’hui. On le voit au niveau du public comme au niveau des expressions artistiques et musicales, dans tous les styles. C’est devenu même une question qui se pose à nous dans la programmation et dont nous tenons compte. La scène rap et hip-hop évolue de plus en plus rapidement, de la naissance à la formation d’artistes.
Autrement dit, l’intervalle de temps en matière d’émergence et de gain en popularité pour un jeune artiste est bien différente, aujourd’hui. Dans le temps, cette évolution s’est opérée sur six à huit ans. Elle est désormais de deux ans, voire d’un an, avec de nouvelles têtes d’affiches qui deviennent rapidement les nouvelles icônes du public jeune.
En tant qu’organisateurs de festival, cet élan exige de nous un accompagnement approprié. Pour ce faire, nous comptons beaucoup sur les personnes qui nous sont d’un conseil précieux dans le choix artistique, par rapport à chaque style musical. Nous recevons de nombreuses propositions et nous échangeons amplement en amont, afin de définir les grandes lignes d’une programmation adaptée.
Nous sommes plusieurs à nous mobiliser à cet effet, au sein de l’équipe. Au-delà, ce processus implique aussi l’entourage de ce noyau. Ce sont les musiciens eux-mêmes, les anciens professionnels, les artistes émergents ou même des jeunes, qui connaissent les publics et suivent de très près l’évolution musicale dans chaque genre, surtout dans le hip-hop qui connaît des variations majeures, ces 15 dernières années.
Cette évolution vous pousse-t-elle aussi à une réflexion sur le positionnement de L’Boulevard, pour accompagner la perception d’un festival chez la génération Z, son intérêt à se rendre à la scène et voir ses artistes préférés en réel ?
C’est une équation changeante, oui. Nous sommes face à une génération qui a connu le monde du numérique dès sa naissance. Elle est résolument tournée vers les réseaux sociaux, les interfaces digitales, au contact permanent d’un circuit musical qui a totalement changé avec ces paramètres-là. Sur des plateformes comme Spotify et YouTube, les jeunes groupes émergents se connectent directement à leur public. Avant, il fallait passer par les radios ou les labels, avec des difficultés à décrocher des dates de concerts.
Toutes ces considérations, entre autres, définissent notre réflexion sur le festival, à commencer évidemment par une programmation à l’écoute d’un public, dont le profil évolue et change avec une fréquence plus rapide qu’avant. Nous apprécions également les nombreuses remarques et recommandations, les perceptions de notre entourage qui connaît la scène, sans qu’il ne soit forcément de l’équipe de L’Boulevard. Ce sont des retours ou des observations des journalistes, des amateurs, des mélomanes…
Tout cela permet d’enrichir l’orientation qui définit le projet de L’Boulevard, un festival qui veut se rendre utile, avoir une valeur ajoutée dans le paysage musical, dans le développement des métiers de la scène et de la musique. Cela nous ramène d’ailleurs aux mêmes problématiques qui, elles, ont moins changé autour de la disponibilité et de l’accessibilité des lieux, de la professionnalisation du secteur, du développement des espaces de diffusion et de programmation. C’est pour cette raison qu’au-delà du festival, nous investissons le Boultek au long de l’année.
La bonne nouvelle est qu’aujourd’hui, il existe plus de lieux où on peut tenir des concerts qu’il y a vingt ans. La mauvaise nouvelle est que cette bonne dynamique demeure limitée et que nous restons confrontés au dilemme des jeunes artistes émergents, qui ne trouvent toujours pas assez de scènes sur lesquelles se produire. Or, l’aspect de la performance scénique est d’une grande importance dans la professionnalisation.
Il est vrai qu’on peut rencontrer son public à travers les réseaux sociaux, créer un lien direct avec lui, booster les productions et les sorties. Mais la scène reste un métier à part entière, qui s’apprend sur des années, à force de jouer régulièrement en live. Il est donc très important pour tout groupe émergent de se produire, même dans de petites scènes, afin de mieux maîtriser l’exercice. Je trouve que c’est ce qui manque à beaucoup de nos villes. Nous avons des artistes exposés, connus, mais à qui la pratique scénique fait souvent défaut.
D’autres structures soutiennent cet effort, aujourd’hui : la Fondation Hiba avec La Renaissance, L’Uzine, l’American Arts Center, l’Institut Français… L’Boulevard apporte sa pierre à l’édifice, mais ce n’est pas encore suffisant.
À L’Bouvelard, vous êtes pourtant des pionniers. Vous faites partie des premiers programmateurs des expressions artistiques urbaines sur la scène live au Maroc. Vous combinez cette approche à une dimension territoriale, pour ne pas vous centrer uniquement sur Casablanca. Vous mettez à l’affiche des artistes issus de régions éloignées. Y a-t-il eu des histoires de réussite ?
Depuis le début, c’est un choix clair dans notre programmation et même dans le Tremplin L’Boulevard. Nous avons toujours mis en avant des artistes de villes diverses. Cette année, nous avons eu quinze participants au Tremplin venu de onze villes et régions. Dans toutes les éditions, il y en a qui sont venus d’Oujda, de Meknès, de Tanger, de Témara, de Fès, d’Agadir, d’Ouarzazate, de Casablanca, Tiznit, de Nador, de Sidi Kacem et beaucoup du sud-est, d’Errachidia, de Boumendet, de Tinghir.
En parlant de réussite, je retiens notamment celle du groupe Meteor Airlines issu de Tinghir, et qui est un modèle dans son genre. Pour moi, ce sont des artistes émergents qui ont réussi à s’autoproduire, à innover de manière exceptionnelles, même en étant dans un environnement qui n’est pas entièrement favorable, lorsqu’on sait que la musique amplifiée nécessite une logistique conséquente.
C’est aussi le genre de groupes qui ne jouent pas beaucoup, contrairement aux formations de musique populaire qui peuvent se produire partout et donc assurer un revenu pérenne. Meteor Airlines est d’abord une formation de rock, issue d’une région où ses membres maîtrisent leur patrimoine culturel qu’est le Ahidous, aussi bien en matière de chant que de poésie et d’écriture. C’est une musique qui a bercé la vie des membres, qui connaissent donc les codes et les piliers de leur tradition, tout en l’ouvrant sur le monde.
C’est bien représentatif d’un principe valable à nos diverses régions du Maroc, chacune étant singulièrement différente et particulièrement riche de son patrimoine ancestral. À ce titre donc, les Meteor Airlines ont pu produire un son à la fois unique et qui leur ressemble. Ils tournent hors Maroc et dans plusieurs pays. Ils ont joué dans de grands festivals et ils ont toujours réussi à produire des clips d’une grande beauté, à partir encore une fois de leur patrimoine local.
Ils arrivent à avoir des productions de qualité et surtout de durée, lorsqu’on sait que le gros défi pour un artiste, encore plus dans leur genre, est de s’inscrire dans le temps, capitaliser dessus et développer. On a vu beaucoup de projets prendre fin après trois à six ans.
À L’Boulevard, nous sommes parfois le lien entre les jeunes artistes, les talents émergents et d’autres festivals. Comme le Festival Gnaoua et musiques du monde d’Essaouira qui a été l’un des premiers à programmer des groupes issus du Tremplin, ou encore Jazzablanca, Timitar régulièrement, et même Visa for Music.
Il me semble qu’il est en effet de notre rôle de permettre à ces artistes de tourner dans les circuits des festivals et des scènes. C’est lorsqu’on offre à des formations des conditions de travail favorables à la création, en leur permettant de se produire, qu’elles peuvent se structurer et penser à leur développement, au-delà de la survie.
Par la même occasion, je pense que les festivals seraient d’un grand soutien à cette dynamique, s’ils consacrent plus d’espace aux groupes émergents artistiques dans leur programmation. Il s’agit d’assurer notamment la scène de demain, tout en trouvant la bonne combinaison entre les têtes d’affiche qui attirent un large public et la visibilité nécessaire aux jeunes talents.
C’est d’ailleurs votre formule à L’Boulevard, pour le rap et le hip-hop, la fusion et les musiques actuelles, mais aussi le rock et le metal. Cette année, la qualité du Tremplin est exceptionnelle et les jeunes qui s’y produisent côtoient des groupes de renommée internationale, comme Katatonia et Gorod. Comment ces rencontres artistiques sont vécues, dans les coulisses ?
Bien entendu, nous restons un festival généraliste, qui touche aux musiques alternatives et urbaines de plusieurs couleurs, mais aussi à des styles qui parent à un public plus large. La journée de clôture, dimanche, est voulue plutôt familiale et axées sur des styles variés, à la portée du plus grand nombre. Toujours est-il que la partie rock et metal reste l’ADN du L’Boulevard.
Le temps d’une journée, c’est une scène sur laquelle se rencontrent des grandes têtes d’affiches internationales et des groupes locaux émergents, des formations du Tremplin qui débutent et qui partagent le même lieu que des artistes confirmés depuis vingt, trente ou quarante ans, comme c’est le cas pour Katatonia et Gorod. Ils sont aussi dans les mêmes loges, en effet. Ils se côtoient dans le backstage. Dès le début de l’aventure de L’Boulevard, c’est ce que nous avons cherché à créer : un lieu de rencontres marquantes, voire formatrices, parce que c’est ainsi que se créent les émulations.
C’est encourageant pour les jeunes groupes de croiser leurs idoles qui, au-delà de la scène, restent des personnes très accessibles, généreuses, qui sont dans le partage et qui sont très curieuses de connaître la scène locale. C’est surtout le cas pour le metal et toutes les têtes d’affiches que nous y invitons. Les grands groupes internationaux s’intéressent aussi bien à ceux qui se produisent dans le Tremplin qu’à ceux qui ont construit désormais des bases artistiques solides, comme Thrillogy et plusieurs autres.
Cette année, nous avons programmé le vainqueur du Tremplin de l’année dernière qui nous vient de Settat, Pagan Ulver. Ce sont de jeunes bosseurs qui viennent de sortir leur album, au mois d’août. Ils sont très sérieux et travaillent beaucoup. C’est d’ailleurs le seul moyen de se faire entendre, même s’il faut s’armer de persévérance et ne pas lâcher.
Sur un quart de siècle, la dimension des hommages et la culture de la reconnaissance est également dans l’ADN de L’Boulevard. Vous en avez rendu pendant vos éditions précédentes, à Tonton Samie, à Mehdi Metallica. Y a-t-il des figures contemporaines qui font partie de l’aventure et auxquelles vous pensez ?
Il y en a beaucoup, car ce festival est porté par tous ces gens-là et il est difficile d’en sortir un, deux ou trois. L’Boulevard existe grâce au travail collectif de plusieurs et c’est le même sentiment d’appartenance qui nous unit, mais avec l’idée que le festival appartient à tout le monde. On le voit d’ailleurs à travers l’équipe, à l’intérieur, dans l’espace de presse où les têtes sont très familières. Tout le monde fait plus que ce qu’il faut et je pense que c’est pour cela qu’on arrive à créer cette cohésion, cette fluidité.
Ce ne sont pas les problèmes qui manquent certes, mais ils sont banals et si nous sommes là, en tant qu’organisateurs, c’est justement pour les résoudre. Il y a aussi tellement de gens qui sont là depuis longtemps et des nouveaux visages, ces dernières années. Beaucoup de jeunes sont en stage, apprennent, commencent des fois pour donner un coup de main, en tant que bénévoles. C’est comme cela que la transmission s’opère.
Mohamed Merhari (Momo) et Hicham Bahou (g. à d.) / DR.
Il y a également des figures qui portent ce festival depuis longtemps, au sein de l’équipe et en dehors. Elles sont discrètes, mais elles sont nos piliers et elles vont se reconnaître ici. Momo et moi sont exposés et on parle de nous dans les médias. Nous réunissons des gens, nous travaillons à créer un espace favorable pour tous, mais il est faux de penser que nous ne sommes que deux à tenir L’Boulevard.
Il y a surtout le public, que nous appelons à se rendre en masse pour voir les artistes se produire sur scène !