À la tombée de la nuit, sous les cieux des montagnes de l’Atlas, les aïeules racontaient à leurs petits-enfants l’histoire enchanteresse de Lunja, une jeune fille malheureuse élevée par une ogresse, et de la quête de son demi-frère pour la sauver. L’histoire fusionne harmonieusement deux mondes : celui des ogres et celui des humains. Elle reflète également deux sociétés : une ancienne matriarcale et une, plus récente, dominée par les hommes.
Le conte de Lunja, transmis de bouche à oreille en langue amazighe, résonne à travers tout le Maghreb avec des variantes captivantes au Maroc et en Algérie, offrant ainsi une fenêtre fascinante sur l’histoire de la région. Parmi la tribu des Ait Warayn au Maroc, le récit narre la quête aventureuse du demi-frère de Lunja, guidé par ses conseils éclairés empreints de sagesse. Cette version a été compilée par Michael Peyron, éminent spécialiste de la langue, de la littérature et de la culture amazighes.
Lunja et sa mère adoptive ogresse
Dans son ouvrage «An Unusual Case of Bride Quest: the Maghrebian ‘Lunja’ Tale and Its Place in Universal Folklore» (Langues et Littératures, 5, 49-66), Peyron narre l’histoire d’un nomade vivant sous une tente, avec ses deux épouses. L’une d’entre elles, était la mère de Lunja. Haïe par sa belle-mère, qui chérissait davantage son propre fils, Lunja fut abandonnée lorsque sa famille quitta leur campement.
Par chance, Lunja fut secourue par la Ghula, une ogresse, qui l’emmena dans son antre, l’adopta et l’éleva pour en faire la plus belle des jeunes filles. Lunja, aux longs cheveux noirs, aidait l’ogresse en laissant ses cheveux pendre de la falaise. Cela lui permettait de regagner son antre après ses chasses.
Lunja vivait avec ce monstre, qu’elle était contrainte d’appeler mère. Un jour, elle apprit d’un serviteur que son frère était venu la sauver. Ainsi, débuta l’épopée aventureuse de son frère à travers le royaume des Ghuls pour secourir sa soeur bien-aimée.
Dans l’ombre de nombreux voyages, le héros rencontra une vieille femme sage qui lui dévoila le secret pour pénétrer en toute sécurité dans le royaume des ogres. «Pour atteindre le pays des ogres», lui confia-t-elle, «il te faudra traverser sept rivières». Chacune de ces rivières était gardée par un ogre, «remuant une bouillie dans un chaudron sale».
La sage conseilla au héros de s’adresser avec courtoisie à chaque ogre et de flatter leur cuisine, assurant ainsi son passage sans encombre. Suivant ces précieux conseils, il parvint au pays des monstres où il rencontra une servante qui transmit son message à Lunja en l’absence de l’ogresse, partie chasser. Le messager apporta à Lunja une bague de son frère, ravivant les souvenirs d’enfance et la mémoire d’une famille depuis longtemps disparue.
Lunja, telle une Raiponce, laissa ses longs cheveux descendre de la falaise pour permettre à son frère de grimper jusqu’à la demeure de la Ghula. À son retour, l’ogresse sentit l’odeur de chair humaine et découvrit la présence du frère. Une nouvelle quête s’ensuivit, orchestrée par Lunja pour le libérer, défiant sa mère adoptive à un concours de saut par-dessus le feu.
«Un immense bûcher brûlait. Alors que Lunja franchit l’obstacle avec aisance, l’ogresse, elle, atterrit au milieu du feu dès son premier saut. Lunja la laissa rôtir jusqu’à ce qu’elle soit ratatinée et à moitié morte», écrivit l’écrivain français.
Fuir l’ogresse
Le frère se releva, monta sur son cheval, attrapa Lunja et la servante, et s’enfuit de l’antre de l’ogresse. Bien que blessée par ses brûlures, celle-ci les poursuivit. Lorsqu’ils atteignirent une rivière déchaînée entravant leur chemin, Lunja récita une incantation mystérieuse. L’eau se retira quelques-instants, suffisamment longtemps pour qu’ils traversent en sécurité.
L’ogresse arriva à son tour à la rivière. Incapable de la franchir, elle implora l’aide de Lunja. Astucieuse, elle la trompa en lui faisant croire que manger la moelle de ses propres os lui conférerait la force nécessaire pour traverser. L’ogresse se mutila en frappant sa jambe, puis, affaiblie, se noya.
Ensuite, le héros tua la servante, la dépouilla de ses vêtements en peau d’animal et habilla sa sœur avec. Alors qu’ils approchaient de chez eux, un aigle géant les attaqua. Lunja parvint à s’échapper, mais son frère, avec son cheval et son fusil, fut avalé par l’aigle.
Depuis l’intérieur de l’estomac de l’aigle, le héros fut entendu par sa sœur. Il lui dit de ne pas s’inquiéter ni de pleurer, mais de trouver leur mère, qui se trouvait non loin avec ses chameaux. Pour le sauver, il lui demanda de transmettre à leur père l’instruction de sacrifier un taureau noir au sommet de la colline la plus proche. Sa soeur s’exécuta. Vêtue de peau d’animal, elle n’inspirait guère de respect à sa famille. Malgré son apparence physique, le père prit en compte sa demande.
Le taureau sacrifié attira l’attention du Roi des Oiseaux, qui avait englouti le jeune homme. Ce souverain des airs convoqua tous les oiseaux inférieurs pour festoyer sur la carcasse du taureau. Consumé par son festin, le Roi des Oiseaux se gorgea à tel point qu’il perdit sa capacité de voler. Profitant de cette vulnérabilité, le père du jeune homme exigea le retour immédiat de son fils, menaçant de mettre fin aux jours du Roi des Oiseaux s’il s’opposait. Contraint par cette ultimatum, l’oiseau monstrueux libéra le jeune homme.
Le retour triomphal du fils fut célébré avec une grande jubilation, mais cette allégresse fut vite obscurcie lorsqu’il annonça son désir d’épouser la servante vêtue de peau d’animal. Indifférent aux tentatives de dissuasion, il se prépara pour la cérémonie nuptiale. Lorsque Lunja ôta son déguisement pour revêtir ses habits de mariée, elle révéla une beauté si éblouissante qu’elle en laissa tous les convives ébahis. L’histoire se conclut par le mariage du héros avec sa demi-sœur Lunja, scellant ainsi leur amour au-delà des convenances et des préjugés.
D’une société matriarcale à une ère dominée par les hommes
Dans d’autres versions modernes du conte, comme celle de Tanger, Lunja et le héros sont souvent dépeints sans lien de parenté pour éviter tout motif d’inceste. D’autres variantes donnent à Lunja le nom de Haina, en particulier la version de la tribu Imfedwaq. Cette narration inclut également des détails différents : Lunja est enlevée par un ogre masculin et se métamorphose en lévrier, tandis que le héros est englouti par un corbeau au lieu d’un aigle.
Dans les récits d’Oujda et des Beni Znassen, la famille de Lunja est décrite comme des nomades vivant sous des tentes, possédant également un champ de haricots. Le motif du champ de haricots sert de catalyseur, plaçant les nomades en confrontation directe avec l’ogresse, comme l’explique un chercheur spécialisé.
En Algérie, les versions de Kabylie commencent par le récit des deux hommes chassant en hiver. L’un d’eux exprime le désir d’épouser une femme à la peau aussi blanche que la neige et aux lèvres aussi rouges que le sang. Le second lui parle de la fille de l’ogresse, qui possède aussi de belles qualités.
D’autres versions algériennes dépeignent Lunja comme une femme d’une beauté captivante, semblable à une humaine, qui attire les hommes, princes et rois, mais les dévore pour rester fidèle à sa nature de monstre ogresse.
Dans les réflexions de Peyron, l’évolution de l’histoire, notamment chez les Ait Warayn, illustre un passage des sociétés anciennement matriarcales, honorant les déesses mères, vers des cultures patriarcales mettant l’accent sur la domination masculine. Les figures féminines de ce récit se distinguent par leur pouvoir décisionnel et leur sagesse, en particulier la vieille femme qui guide le héros dans sa quête.
Lunja, dans sa tentative de fuir le monstre, fait preuve d’une intelligence remarquable pour assurer leur évasion avec son frère. «Le protagoniste est une jeune fille, alors que la plupart des contes issus du contexte socioculturel maghrébin mettent en avant un garçon ou un homme en tant que héros», explique le chercheur français.
«Non seulement Lunja incarne l’héroïne, mais elle assume pleinement son statut, particulièrement en présence du héros masculin, notamment lorsqu’elle orchestre leur fuite de la caverne de l’ogresse. Une telle insistance sur la prédominance féminine suggère une origine très ancienne, peut-être même préhistorique, pour ce conte.»
Michael Peyron
Le conte peut également être interprété comme l’odyssée d’un jeune héros en quête de maturité. Que vous l’ayez entendu ou non auparavant, l’histoire de Lunja mérite d’être rappelée et peut-être racontée à nouveau à nos jeunes, comme un récit immuable du temps du soir.