Les photos et les vidéos de la répression par la police espagnole des électeurs catalans, sortis en 2017 pour dire «oui» à l’indépendance de cette communauté autonome, ne sont pas sans rappeler à l’Espagne et à l’opinion internationale un autre événement plus dramatique de l’histoire du voisin ibérique. Au début du siècle dernier, Barcelone et sa région se sont soulevées dans le cadre d’un grand mouvement insurrectionnel contre le gouvernement d’Antonio Maura. Il s’agit de la «Semaine tragique» espagnole (26 juillet au 2 août 1909), lors de laquelle le pouvoir central tua, arrêta, jugea et exila plusieurs milliers de Catalans. A l’origine de ces événements tragiques, l’envoi de troupes au Maroc pour participer à la guerre de Melilla.
L’Espagne et le spectre de la guerre hispano-américaine
Nous sommes en 1898. La guerre espagnole contre les États-Unis, désignée en Espagne sous le nom de «Desastre del 98» (désastre de 98), fait perdre à Madrid Cuba, Porto Rico et les Philippines, ses toutes dernières colonies dans le Pacifique et l’Atlantique. L’Espagne, alors sous Alphonse XIII, est déterminée à renforcer sa présence en Afrique du Nord, notamment au Maroc. Rappelez-vous, à l’issue de la conférence d’Algésiras organisée le 7 avril 1906, la France et l’Espagne avaient provisoirement obtenu des droits sur les affaires marocaines.
C’est sans compter un événement particulier qui vient perturber les plans du voisin ibérique : le 9 juillet 1909, les ouvriers espagnols travaillant à la construction du chemin de fer qui devait unir Melilla aux mines de Beni Bouifrour sont attaqués par des résistants rifains. Dans son article «Le contingent espagnol au Maroc à travers les archives du Servicio Historico Militar» (revue «Matériaux pour l’histoire de notre temps», volume 3, 1985), l’historien André Bachoud raconte qu’«en 1909, l’attaque de mines franco-espagnoles dans le Rif ouvre une série d’opérations de représailles et de campagnes militaires». Ces opérations s’amplifieront et deviendront «la Guerre du Rif, guerre initialement peu importante par les forces qu’elle engage, mais dont les effets internes modifieront en profondeur la vie politique espagnole», poursuit-il.
«L’ordre de mobilisation lancé en juillet 1909 par le gouvernement Maura est très mal accueilli. Les cicatrices de la guerre d’émancipation des dernières colonies américaines ne sont pas encore refermées. L’Espagne est entrée depuis 1898 dans une ère de paix nouvelle dont elle commence à goûter les bienfaits et l’opinion n’a pas du tout été préparée à l’éventualité d’une guerre. Mais plus encore que la guerre, généralement très mal comprise, ce qui provoque la fureur populaire, c’est surtout l’injustice du service militaire.»
La Catalogne se réveille sur des colonnes de fumées durant la «Semaine tragique». / Ph. DR
De la résistance du Rif aux insurrections de la Catalogne
En effet, pour pacifier les tribus rifaines aux alentours de Melilla, l’Espagne a besoin de soldats qu’elle n’a pas. Elle fait donc naturellement appel aux réservistes, notamment catalans, en publiant le décret du 11 juillet 1909. Une mesure mal accueillie par la population espagnole, notamment celle catalane, composée essentiellement d’ouvriers et de classes pauvres. Si à Madrid une grève générale est décidée le 2 août, Barcelone, dominée par la «Solidaritat Catalana», un regroupement de mouvements et de partis politiques catalans, opte pour une autre date. Objectif : protester contre le décret mais surtout contre la guerre espagnole au Maroc. Elle programme donc une grève générale lundi 26 juillet, qui dégénéra avant de donner lieu à la «Semaine tragique». A Barcelone, comme dans plusieurs villes de la région catalane, la grève est massivement suivie. L’armée espagnole investit les rues mais la journée reste pacifique.
C’est la journée du mardi 27 juillet 1909 qui sera la plus meurtrière. Avec l’arrivée de mauvaises nouvelles en provenance du Maroc, l’insurrection est lancée. En effet, aux alentours de Melilla, dans le cadre de la Bataille du Ravin-Aux-Loups, les troupes espagnoles sont vaincues par la résistance rifaine organisée par la tribu des Iqeriyens. Près de 1 200 réservistes, pour la plupart issus du contingent catalan ayant quitté Barcelone le 18 juillet, sont massacrés.
Des barricades dans diverses parties de Barcelone. / Ph. Archives municipales, 1909
Le média Retro News, qui revient sur cet événement tragique, rapporte que le mouvement insurrectionnel en Catalogne est durement réprimé.
«Du 26 juillet au 2 août 1909, le sang coule à Barcelone et dans plusieurs villes de province (…) Le mouvement se transforme en émeutes, la loi martiale est proclamée, des barricades s’élèvent et de violents affrontements ont lieu avec l’armée.»
Meurtres, condamnations et exécutions
Dès le mercredi, la Catalogne se réveille sur des colonnes de fumées : 18 églises et 49 couvents ou collèges religieux sont incendiés. Retro News reprend plusieurs articles parus dans la presse française lors de ces événements. Ainsi, L’Aurore raconte : «La Maison du Peuple a été rasée par Torpillerie. Tous les couvents ont été incendiés sauf celui de la calle Caspe, défendu par les jésuites et la garde civile. Dix mille révolutionnaires en armes livrent journellement des combats contre la force armée.» Le journal La Libre parole se range quant à lui du côté des insurgés : «Mitraillée, décimée sous les murs de Melilla, où le corps expéditionnaire est bloqué, l’armée espagnole prend lugubrement sa revanche en mitraillant les révolutionnaires dans les rues de Barcelone», écrit le quotidien, dont le dernier numéro date de juin 1924.
Les derniers foyers de rébellion sont décimés vendredi et samedi mais le bilan reste très lourd avec «2 000 arrestations, 500 blessés [et] près de 100 morts», rapporte Retro News. Mais la répression se poursuivra. Dans son ouvrage «Diccionari d’història de Catalunya, Barcelone» («Dictionnaire de l’histoire de Catalogne, Barcelone», Editions 62, 2004), Jesús Mestre i Campi raconte que le gouvernement Maura, par l’intermédiaire de son ministre de l’Intérieur, Juan de la Cierva y Peñafiel, commencera dès le 31 juillet sa répression la plus féroce et arbitraire. «Il y eut 175 condamnations à l’exil, 59 peines de prison à perpétuité et 5 peines capitales. De plus, les syndicats furent interdits» et les écoles laïques fermées, rapporte-t-il. Cinq catalans condamnés à mort sont même exécutés le 13 octobre.
La Guerre de Melilla est considérée comme le prélude de la Guerre du Rif. En 1924, l’Espagne réussira enfin à défaire les Rifains grâce au soutien de la France et du résident général Hubert Lyautey. En 1936, lorsque le général Francisco Franco lancera sa conquête de l’Espagne depuis le Rif marocain, il n’appellera plus les réservistes, mais profitera surtout de la crise économique qui sévit au lendemain de la guerre du Rif pour enrôler entre 62 000 et 80 000 Marocains et les convaincre de partir en Espagne et combattre à ses côtés.
Des troupes «marocaines» défilent à Madrid devant Franco, vainqueur de la Guerre civile espagnole en mai 1939. / Ph. Berliner Verlag – Dpa-Zentralbild