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Du Maroc à Gibraltar, quand la CEDH donnait raison à la veuve d’Amekrane contre le Royaume-Uni


Près de 14 mois après le coup de Skhirat, premier coup d’Etat militaire contre le régime de feu le roi Hassan II, des aviateurs des Forces aériennes royales tenteront le 16 août 1972 d’abattre le Boeing royal dans le ciel de Tétouan. Sous le commandement du général Mohamed Oufkir et du lieutenant-colonel Mohamed Amekrane, le coup d’Etat échouera comme son précédent. L’histoire officielle et les versions qui la contredisent sont connues. Près de deux cent vingt officiers, sous-officiers et soldats sont jugés. Les 11 putschistes, dont Mohamed Amekrane, sont condamnés à mort. Toutefois, l’histoire du périple du lieutenant-colonel Amekrane, le jour du putsch, vers Gibraltar et celles de sa famille, dès le 17 août 1972, restent peu connues, tout comme la décision de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en faveur de la veuve d’Amekrane contre le Royaume-Uni.

Maroc-Gibraltar puis Gibraltar-Maroc, le voyage express de Mohamed Amekrane

Nous sommes le 16 août 1972. Quelques minutes avant l’attaque contre le Boeing royal, le lieutenant-colonel Mohamed Amekrane, alors âgé de 34 ans, se trouve à bord d’un hélicoptère à destination de Gibraltar. L’hélicoptère atterrit le 16 août à 18h34 GMT. Officier supérieur de l’armée de l’air marocaine, il est accompagné d’un autre officier et de trois sous-officiers. Les cinq responsables demanderont l’asile politique. Le soir même, ils sont d’abord accueillis dans un hôtel, puis internés dans une caserne militaire en état d’arrestation. Le lendemain, ils sont remis à des fonctionnaires marocains qui les emmèneront à Rabat à bord d’un avion militaire.

Le jour-même, Malika Amekrane, épouse de Mohamed Amekrane depuis 1963, de nationalité allemande, quitte le royaume avec ses enfants, Rachid (10 ans) et Yasmina (9 ans). Son combat sera lancé depuis l’étranger puisqu’elle adressera des courriers à l’ambassadeur du Royaume-Uni en Allemagne et même une demande d’intercession à la reine d’Angleterre. Elle introduira une requête auprès de la CEDH contre le Royaume-Uni au moment où son mari est détenu dans un lieu inconnu. Malika Amekrane accusera le gouvernement britannique d’avoir extradé son mari de Gibraltar vers le Maroc, en violation des articles 5, 3 et 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, rapporte Henrik Docker dans son ouvrage «Menneskeret i Europa: beskyttelsessystemet i Strasbourg» (Droits de l’homme en Europe : système de protection à Strasbourg – Institut for Menneskerettigheder, 2003).

Le général Oufkir à la base aérienne de Kénitra en 1972 / Ph. DR Le général Oufkir à la base aérienne de Kénitra en 1972 / Ph. DR

Dans sa décision dans le cadre de l’affaire «Amekrane et autres contre le Royaume-Uni», la Cour européenne des droits de l’homme revient sur les événements du 16 et 17 août 1972 à Gibraltar, mais aussi sur la réaction du gouvernement marocain et ses actions pour extrader Amekrane et les quatre autres militaires.

«Dès que l’arrivée du lieutenant-colonel Amekrane et de ses compagnons à Gibraltar lui fut rapportée, le Gouvernement marocain exigea du Gouvernement britannique l’extradition immédiate des fugitifs en menaçant, en cas de refus, d’interrompre le ravitaillement de Gibraltar en provenance du Maroc. Un accord intervint alors entre les deux Gouvernements, accord à la suite duquel un appareil de l’armée de l’air marocaine atterrit à Gibraltar et ramena les fugitifs au Maroc.»

Malika Amekrane accuse le Royaume-Uni d’avoir extradé son mari vers le Maroc

Les autorités marocaines auraient assuré à l’ambassadeur du Royaume-Uni à Rabat que «les extradés seraient correctement traités et traduits devant un tribunal militaire conformément à la Constitution». «Lorsque votre époux a été renvoyé au Maroc, l’Ambassadeur de Sa Majesté (la reine d’Angleterre, ndlr) à Rabat a demandé au Ministre des Affaires étrangères du Maroc de lui donner l’assurance qu’il serait traité correctement. En réponse, M. (Mohamed, ndlr) Benhima a donné l’assurance que les officiers en cause étaient interrogés conformément aux procédures juridiques établies et qu’ils seraient jugés par le tribunal militaire conformément aux règles strictes de la justice militaire et de la Constitution marocaine», indique un télégramme de l’ambassadeur britannique en Allemagne adressé à la veuve d’Amekrane.

Le procès des aviateurs s’est ouvert le 17 octobre 1972 devant le tribunal permanent des FAR de Kénitra. Au total, près de deux cent vingt officiers, sous-officiers et soldats sont jugés pour le coup d’État avorté du 16 août. «Le 13 janvier 1973, après l’échec de ses recours et demandes de grâce, la condamnation à mort fut exécutée et Mohamed Amekrane fut passé par les armes dans la prison militaire de Kénitra. Sa dépouille fut inhumée le 15 janvier 1973 à Chechaouen, dans le Rif, en présence d’une foule considérable», toujours selon la version de la veuve relayée par la CEDH.

L'avion privé de feu le roi Hassan II après son atterrissage à l'aéroport Rabat-Salé le 16 août 1972. / Ph. DR L’avion privé de feu le roi Hassan II après son atterrissage à l’aéroport Rabat-Salé le 16 août 1972. / Ph. DR

Pour sa part, le gouvernement britannique a dénoncé les accusations à son encontre. Son commissaire principal à l’immigration a affirmé, dans ses réponses adressées à la Cour européenne, qu’«[il considérait] les cinq militaires marocains comme interdits d’entrée (prohibited immigrants)». «Le lieutenant-colonel Amekrane n’a formulé aucune objection contre les mesures prises à son encontre (…) Le Gouvernement estime que le lieutenant-colonel Amekrane n’a pas été ‘extradé’», poursuit le gouvernement britannique, qui donne une toute autre version.

«Les autorités examinèrent d’urgence la question de la présence d’Amekrane à Gibraltar et aboutirent à la conclusion que celle-ci et celle de l’autre officier étaient contraires à l’intérêt public. Elles décidèrent donc qu’ils devaient être refoulés et renvoyés dans le pays d’où ils venaient. Ce renvoi était conforme à la législation de Gibraltar.»

Le gouvernement britannique reconnaît à demi-mot sa propre culpabilité

Les autorités britanniques ont également démenti l’existence d’un «accord entre les deux Gouvernements en vue d’une extradition d’Amekrane». «Il y avait cependant un sérieux risque que les relations entre les deux pays se détériorent et un refus du Gouvernement britannique aurait eu sans aucun doute des conséquences sérieuses pour la population et le territoire de Gibraltar», poursuit la même source, qui a aussi appelé à juger la requête de Malika Amekrane comme irrecevable.

Le 11 octobre 1973, la Cour européenne des droits de l’homme déclare la requête recevable. «La Commission a procédé à un examen préliminaire des faits et arguments présentés par les parties. Elle est d’avis que la requête pose, sur le terrain des dispositions invoquées par les requérants (…), ainsi que sur le terrain de l’article 5 de la Convention (européenne des droits de l’homme, ndlr) des problèmes suffisamment complexes pour nécessiter un examen au fond. Il s’ensuit que la requête, dans son ensemble, ne peut être considérée comme manifestement mal fondée (…) et qu’elle doit être déclarée recevable», énonce la décision de la CEDH.

Henrik Docker rapporte, de son côté, que la veuve d’Amekrane et ses enfants ont demandé une indemnité de la Grande-Bretagne. Londres «devrait compenser le manque de droit d’appel suite au déni d’asile, au traitement inhumain et au non-respect de la vie familiale».

Malika Amekrane gagnera sa cause, même après l’exécution de son mari. La famille aurait obtenu plus de 458 000 dirhams (37 500 livres sterling) suite à une négociation entre le gouvernement britannique et la Commission européenne des droits de l’homme. La Grande-Bretagne n’a pas reconnu sa propre culpabilité mais a payé «ex gratia». Une façon de démontrer toutefois sa bonne volonté, conclut Henrick Docker.





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