En 1860, Mohammed IV dépêche simultanément deux ambassades à Paris et à Londres dans une période assez sensible de l’histoire du Maroc. Pour la capitale française, le sultan alaouite choisit Driss Ben Mohamed Ben Driss Al Amraoui, fils d’un célèbre poète, pour une mission de quelques mois. L’ambassadeur racontera dans son livre «Touhfat al Malik Al Aziz bi Mamlakat Bariz» (Chef-d’œuvre au roi aimé dans le royaume de Paris) un récit de voyage où il fait état de son émerveillement pour les avancées technologiques de la France sous Napoléon III, ainsi que pour les droits des femmes parisiennes.
Nous sommes en 1859. Moulay Mohammed Ben Abderrahman, dit Mohammed IV, vient d’être couronné sultan du Maroc suite au décès de son père, en pleine guerre avec l’Espagne. Celle-ci réussit à infliger au Maroc une humiliante défaite, notamment lors des batailles de Sierra Bullones, et à imposer à l’empire chérifien de lourdes indemnités financières au titre de réparation.
Pour sortir de l’isolement du royaume et s’ouvrir sur les puissances européennes, «l’activité diplomatique marocaine en Europe va prospérer et s’accélérer», surtout que «le Maroc indépendant a commencé à ressentir l’inévitable avancée et l’extension du désir colonial européen dans la plupart des pays islamiques», rapporte Tabish Khair dans «Other Routes : 1500 Years of African and Asian Travel Writing» (Editions Signal Books, 2006).
«De nombreuses ambassades ont été envoyées pour expliquer la crise du Maroc et pour trouver des réponses à la question primordiale: pourquoi l’Occident a-t-il progressé?»
Tabish Khair
Portrait du sultan alaouite Mohammed IV. / Ph. DR
Emerveillé par les avancées technologiques
Le 4 juin, Moulay Mohammed Ben Abderrahmane nomme Mohamed Ben Taher El Fassi comme ambassadeur en Angleterre puis Driss Al Amraoui comme ambassadeur en France. Les deux ambassades quitteront le même jour Fès à destination de l’Europe.
«Fils d’un poète, Mohamed Ben Idriss Al Amraoui, l’ambassadeur visite la France et l’Espagne et écrit un bref compte rendu de son voyage», rapporte de son côté John Butler dans «Essays on Unfamiliar Travel-Writing: Off the Beaten Track» (Editions Cambridge Scholars Publishing, 2017).
Impressionné par les technologies françaises, Driss Al Amraoui reçoit le grand tour officiel de Paris et visite tous les sites touristiques classiques.
«Il s’inquiétait également de savoir si ces avancées pouvaient être adaptées à une société islamique, surtout que sa forte sensibilité religieuse était à la base de toute sa vision, même si elle était souvent sans commune mesure avec les coutumes sociales du pays.»
John Butler
L’ambassadeur marocain sera aussi impressionné par les chemins de fer et le train, lors de son voyage de Marseille à Lyon, les imprimeries et le télégraphe lorsqu’il se rendra à l’Imprimerie nationale française. Il décrit aussi sa visite au château de Versailles et sa rencontre avec Napoléon III.
Une imprimerie à Paris. / Illustration
Impressionné par la situation des femmes
L’occasion pour Driss Al Amrani de constater aussi, dans son œuvre, le fait que «les femmes (à Paris, ndlr) étaient traités beaucoup mieux en France que les chevaux».
Dans un article paru dans le journal Al Itihad Al Ichtiraki en 2010, on raconte aussi que l’ambassadeur de Moulay Mohammed décriera les prostituées. «On nous a dit qu’à Paris, il y a trente mille prostitués, toutes en possession de papiers du Makhzen (autorités françaises, ndlr) qui leurs permettent d’exercer et qui organise cette profession», écrit-il dans la page 94 de son ouvrage. Driss Al Amrani indiquera aussi que ce nombre serait loin de la réalité face à celles qui ne déclarent pas ce métier comme le leur. David Bensoussan rapporte, dans «Il était une fois le Maroc» (Edition iUniverse, 2012) une autre description faite par l’ambassadeur marocain.
«L’obéissance des chrétiens vis-à-vis de leurs femmes et leurs docilité à suivre tous leurs désirs sont assez connues pour ne pas devoir être ici rappelées; la femme est ici la véritable maîtresse de la maison et l’homme est son sujet, si bien que lorsqu’on entre chez quelqu’un il faut saluer l’épouse avant son mari.»
Extrait du livre d’Al Amraoui, cité dans «Il était une fois le Maroc»
Des femmes avec un accoutrement occidental. / Illustration
Après avoir passé près de 40 jours en France, l’ambassadeur retournera au Maroc pour briefer le sultan sur son voyage. Il demandera au sultan alaouite d’installer une imprimerie au Maroc, qui verra la première imprimerie s’installer sur son territoire en 1864, rapporte le média Howiyapress. Selon John Butler, Driss Al Amraoui tirera sa révérence en 1879.