Ahmed N. vit en Espagne avec l’ensemble de sa famille marocaine, dont son père, ses frères et sœurs. Mais à la suite d’un voyage commencé à destination de la Turquie, tout bascule lorsqu’il suit un groupe de personnes, qui lui auraient promis initialement une opportunité de travail rentable. Au fur et à mesure du périple, il réalise qu’il s’engage dans un processus difficilement réversible. En Somalie, il se trouve entre les mains de Daech.
«Nous avons tous fait notre vie en Espagne. A un moment, il a voulu rentrer au Maroc pour y investir, mais les difficultés auxquelles il s’est confronté l’ont fait revenir ici. Il a ensuite voyagé en Turquie et rencontré des gens qui lui ont promis de l’aider. Il ne savait pas qu’il se trouverait dans une zone contrôlée par des groupes terroristes en Somalie», a confié à Yabiladi Najat, la sœur du concerné.
Depuis l’année dernière, Najat se bat pour faire sortir son frère de prison. En première instance, le tribunal militaire du Puntland l’a condamné avec cinq autres ressortissants marocains à la peine de mort, pour appartenance à Daech en Somalie. Selon ce premier jugement, les six individus ont rejoint les camps de Cal Miskaat, dans le nord-est du pays.
En appel, la défense obtient l’acquittement
Présentés au tribunal et consultés par Yabiladi, des documents mentionnent que certains des nationaux seraient arrivés en Somalie depuis le Maroc, en passant la Turquie, puis par l’Éthiopie. Une fois à Cal Miskaat, ils auraient suivi des entraînements dans les camps de Daech pour manier les armes légères, dont le AK47. Ils auraient ensuite abandonné le processus, cherchant à quitter les lieux et à fuir le groupe terroriste.
Arrivé d’Espagne via la Turquie, Ahmed n’aurait pas été enrôlé dans les entraînements armés, d’après les déclarations de sa famille. Selon son entourage et les termes retenus par la justice, il aurait été «induit en erreur sur la possibilité d’investir dans l’agriculture» en Somalie. Réalisant être dans une zone contrôlée par Daech, il se confronte à l’impossibilité de faire marche arrière.
«Il s’est tourné vers le Croissant-Rouge et les autorités sur place de lui-même, avant d’être confié à l’armée. Il n’a donc pas été arrêté en confrontation, mais il s’est rendu de son propre chef, considérant qu’il n’est pas membre de Daech mais un déserteur, après avoir pris connaissance du projet terroriste auquel il ne souhaite pas adhérer», a déclaré sa sœur à notre rédaction.
En mars 2024, des ONG marocaines ont fustigé le verdict rendu en première instance. Parmi eux, la Coalition marocaine contre la peine de mort (CMCPM), l’Association pour un procès équitable et le Réseau des avocats contre la peine de mort ont exhorté les autorités marocaines à prendre des mesures urgentes de rapatriement. En appel, le tribunal prend acte des éléments présentés par la défense, renforçant l’argument de fuite des six ressortissants et l’absence d’aveu de leur appartenance à Daech, sur la base de dispositions du Code pénal.
Pour l’entourage d’Ahmed, «les arguments ont apporté les preuves que ces hommes étaient victimes de traite d’êtres humains». «Ils avaient été incités à se rendre en Somalie par la promesse de meilleures opportunités d’emploi. Comprenant que Daech avait l’intention de les recruter, ils se sont enfuis et se sont rendus volontairement à la police de l’État du Puntland, signe évident de leur refus de rejoindre un groupe terroriste», indiquent des sources proches du dossier, contactées par Yabiladi.
C’est ainsi qu’en mai dernier, la Cour d’appel militaire du Puntland a annulé les condamnations à mort et a déclaré les six hommes non coupables. La juridiction a également reconnu que «ces personnes avaient été victimes de trafic et trompées, et surtout, qu’elles s’étaient rendues volontairement à la police». En se rendant aux autorités, les six hommes «n’étaient pas armés et rien ne prouvait leur participation active à une quelconque activité terroriste (…) ils avaient plutôt l’intention claire de rechercher une protection», affirment les mêmes sources.
Le tribunal a ainsi ordonné de relâcher les concernés, en vue de leur retour au pays d’origine. A cet effet, ils ont été remis à l’Administration des affaires constitutionnelles relevant du ministère somalien de la Justice, afin de faciliter leur transfert au Maroc. «Ahmed nous avait même annoncé qu’ils étaient en cours de rapatriement, mais il semblerait que le processus aurait été interrompu en raison d’informations inexactes sur l’un des cinq autres concitoyens», déplore Najat auprès de Yabiladi.
Un rapatriement difficile
Durant leur détention, les six nationaux ont par ailleurs reçu la visite d’une délégation du Parlement du Puntland. Lors d’une séance d’échange dans la prison de Garoowe, les parlementaires se sont informés sur la situation des détenus arrêtés ou condamnés pour des crimes lourds.
Depuis leur acquittement, les six hommes restent «en détention administrative pour des raisons de sécurité», bien qu’ils ne soient pas condamnés une nouvelle fois, depuis la décision de la cour d’appel. Selon des sources consultées par Yabiladi, «leur situation reste sans solution en raison de l’absence de coordination diplomatique ou humanitaire». «Malgré la décision de la Cour d’appel, le rapatriement reste bloqué en raison de difficultés politiques et logistiques. Tous les six hommes se sont vu confisquer leurs passeports et documents de voyage par Daech, les privant ainsi de pièces d’identité valides pour voyager», indiquent les mêmes sources.
La situation politique en Somalie rend également le dossier sensible. En effet, l’affaire relève de la juridiction de l’État fédéral semi-autonome du Puntland, qui dispose de ses propres systèmes judiciaire et sécuritaire et fonctionne de manière indépendante depuis 1998. Dans ce contexte, les relations entre le Puntland et le gouvernement fédéral somalien à Mogadiscio connaissent des tensions, ce qui limite souvent la coordination avec les ambassades étrangères à Mogadiscio. A ce titre, des sources estiment aussi que les démarches de retour se sont confrontées à une autre difficulté, celle de «l’absence d’une représentation diplomatique marocaine au Puntland».
Au Maroc, les familles d’autres ressortissant parmi les six détenus ont adressé des correspondances à diverses instances gouvernementales et institutionnelles, dont le ministère des Affaires étrangères, de la coopération africaine et des Marocains résidant à l’étranger, le ministère de la Justice, le Ministère public, ainsi que le Conseil national des droits de l’Homme (CNDH). Avocat au barreau de Séville, Me Guillermo Santana représente la famille d’Ahmed N. en Espagne, où il s’atèle également à la tâche.
Auprès de Yabiladi, l’avocat affirme que le traitement du dossier «est accompagné d’une série de correspondances menées auprès des autorités marocaines, y compris à travers les services consulaires présents dans la province espagnole, afin d’obtenir un rapatriement». «Nous avons été bien accueillis par la partie marocaine, qui a fait parvenir nos requêtes à Rabat. Nous espérons une action favorable pour faciliter ce retour», nous a-t-il déclaré.
Pour autant, ce retour ne signifie pas que les détenus seront entièrement blanchis. Une fois reconduits au Maroc, les nationaux pourraient avoir à se soumettre à une enquête, étant donné leur présence dans une zone de conflit ou sous influence de Daech. En attendant, leurs familles déplorent notamment les conditions difficiles d’enfermement, avec «peu de nourriture et une pression psychologique constante». Elles espèrent surtout qu’un rapatriement puisse aboutir à sortir leurs proches de là-bas.