L’idée de créer une milice composée d’esclaves a longtemps chéri le sultan Moulay Ismail avant qu’il ne passe à l’action. Lorsqu’il monte sur le trône après la mort de son demi-frère, le sultan Moulay Rachid en 1672, il a de grandes ambitions de rassembler une armée puissante pour unifier le pays et reconquérir d’autres contrées. Mais ses projets ne pouvaient pas voir le jour sans la restauration d’une mesure qui s’avèrera controversée : l’esclavage dans le royaume.
Ainsi, vers la fin du XVIIe siècle et après avoir pris le contrôle de Marrakech, le sultan alaouite s’inspire d’une expérience déjà tentée par les Saadiens. Il décide alors de créer un registre des esclaves avant de se lancer dans une chasse contre les Marocains à la peau noire, même ceux libérés auparavant.
Un livre de l’UNESCO intitulé «Africa from the Sixteenth to the Eighteenth Century» (Editions University of California Press, 1999), rappelle ce fait historique. Dans la ville, autrefois capitale de la dynastie saadienne, Moulay Ismail rencontre «l’un des secrétaires du Makhzen, nommé Mohammed Ibn Al-Kasim Alilish, dont le père avait été secrétaire du souverain Saadi Ahmed Al Mansour».
Une «armée noire» inspirée de celle des Saadiens
Mohammed Alilish informe alors le sultan d’un registre contenant les noms des esclaves qu’il a en sa possession. Un registre utilisé par Ahmed Al Mansour pour constituer son armée. Le projet séduit Moulay Ismail pour créer lui aussi sa propre «milice noire». Il confie alors à Mohammed Alilish la mission de «retrouver et d’inscrire ces hommes, qui étaient encore nombreux dans la région de Marrakech», poursuit le livre.
Mais l’aspect le plus choquant dans le plan de Moulay Ismail était le fait qu’il voulait asservir ceux qui avaient été déjà libérés, y compris les Haratines. Dans une étude intitulée «The Register of the Slaves of Sultan Mawlay Isma‘il of Morocco at the Turn of the Eighteenth Century», (Editions Journal of African History, 2010), le professeur d’histoire à l’École d’études historiques, philosophiques et religieuses de l’Université Arizona, Chouki El Hamel a mentionné les projets d’esclavage du sultan Ismail. «Pour consolider son pouvoir et unir le pays, Moulay Ismail a enrôlé de force ou asservi des Noirs et des Haratines dans tout le pays afin de créer une armée d’esclaves et d’assurer sa propre survie», écrit Chouki El Hamel.
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Selon l’historien, le plan de Moulay Ismail a vu le jour en 1673 avec l’aide d’Alilish, qui a réussi à rassembler «3 000 Noirs» en une seule année. «Alilish a écrit leurs noms dans un registre avant de l’envoyer au sultan qui était satisfait du succès de la mission», écrit-il.
L’étape suivante consistait à «acheter des femmes esclaves pour les Noirs célibataires», qui ont été envoyés à Meknès pour servir le sultan. «Les Noirs qui étaient encore esclaves achetés au prix de 10 mithqals (unité de mesure de masse égale à 4,25 grammes, ndlr) par personne, homme ou femme, alors que les Noirs ou les Haratines étaient interpelés sans aucun paiement à personne», poursuit l’historien.
Ce même processus a été mené dans le pays. Une fois groupés à Mechra’ Er-Remel, à l’ouest de Meknès, ces esclaves ont été formés pour devenir des soldats de l’armée Abid Al Boukhari. Et cette appellation a été donnée à ces hommes après que le sultan «leur ait donné des exemplaires du livre de l’imam Al-Bukhari et leur ait dit qu’ils étaient désormais « les esclaves du prophète » et qu’ils devaient suivre ce qu’il a dit et éviter ce qu’il a interdit».
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Un débat houleux entre le sultan et les oulémas de Fès
Cependant, l’esclavage des personnes à la peau noire, déjà libres, et des Haratines, attise les tensions dans le pays, principalement entre Moulay Ismail et des oulémas musulmans à Fès. Le sultan alaouite était «convaincu qu’il agissait conformément au droit musulman», tandis que les érudits pensaient que sa décision violerait le code juridique islamique.
Le «débat houleux» entre le souverain et des oulémas a fait l’objet de plusieurs lettres échangées entre le sultan et les érudits, dont l’une signée par Sidi Mohammed Ibn Abd Al Kadir Al Fasi et datant de juillet 1693. Dans cette lettre, l’érudit disait au sultan que «la loi n’autorisait pas de réduire en esclaves les hommes libres».
Convaincu de la légitimité de ses actes, Moulay Ismail «rejette en bloc l’avis des érudits et continue à insister sur la nécessité cruciale d’une armée forte pour unir et défendre le pays», poursuit l’historien Chouki El Hamel, ajoutant que le sultan «affirmait que l’origine des Haratines justifiait leur statut actuel d’esclaves».
Le débat entre Moulay Ismail et des érudits de Fès s’étalera jusqu’en 1708, date à laquelle le sultan réussit à «les forcer à approuver Diwan Al Abid», un registre signé par des juges et des notaires musulmans, et parfois même des témoins. Le registre en question, connu aussi sous le nom de «Daftar Mamalik as-Sultan Mawlay Ismail» (Registre des esclaves du Sultan Moulay Ismail) et cité par El Hamel, contenait les noms d’esclaves à la peau noire, des descriptions et parfois les noms de leurs parents, enfants et petits-enfants nés.
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Selon l’historien, le registre «établissait une hiérarchie fictive de catégories d’esclaves». «Ces registres ont été soigneusement écrits pour documenter la validité de l’opération du sultan dans l’acquisition de tous les Noirs qui seraient utilisés dans son armée», conclut El Hamel.
A son apogée, l’armée Abid Al Boukhari réunit alors 150 000 hommes. De plus, ils auraient été bien payés par le sultan alaouite, prisés et influents notamment sur le plan politique. C’est grâce à eux que Moulay Ahmed règnera à deux reprises sur le Maroc : d’abord après le décès de son père Moulay Ismail puis après la défaite de l’armée de Moulay Abdelmalek face à l’armée Abid Al Boukhari en 1728.