Au début des années 1970, les revendications marocaines en faveur de la récupération de Ceuta et Melilla étaient revenues au premier plan, de même que la demande adressée à l’Espagne pour libérer le Sahara et le céder au Maroc. Le royaume se sentait, en effet, pratiquement étouffé par les forces militaires espagnoles du nord et du sud, ce qui menaçait sa sécurité et entravait son intégrité territoriale.
Pour que les demandes marocaines résonnent fortement, le roi Hassan II avait tenu à faire le lien entre les revendications marocaines sur les deux présides occupés et les demandes espagnoles de contrôle de Gibraltar et de départ des troupes britanniques.
Alors que la Grande-Bretagne occupait Gibraltar depuis 1704, l’Espagne contrôlait Melilla depuis 1497, occupé par le duc Medina Sidonia Juan Alonso Perez de Guzman avec l’aide de la flotte qui devait transporter Christophe Colomb lors de son deuxième voyage en Amérique. Ceuta était, de son côté, occupée par le Portugal en 1415 avant de passer sous l’occupation espagnole en 1580.
Dans une interview accordée à un groupe de journalistes en septembre 1974, Hassan II avait évoqué la position du Maroc sur la poursuite de l’occupation des deux villes. «J’espère personnellement que ces revendications seront très fortes, car si les Britanniques remettent Gibraltar à l’Espagne, les Espagnols nous remettront Ceuta et Melilla. J’espère, avec mes excuses à nos amis britanniques ici présents, que le dossier espagnol soit solide, car si l’Espagne récupère Gibraltar, il ne fait aucun doute que nous récupérerons Ceuta et Melilla», avait confié le souverain.
Un retrait de l’Angleterre signifierait le retrait de l’Espagne des deux villes
Cette position figurait aussi dans un mémorandum du ministère d’Etat aux Affaires étrangères sur la question du Sahara marocain : «Pour rappel, alors que l’Espagne revendique, avec insistance, sa souveraineté sur Gibraltar, le Maroc ne peut rester démembré de son territoire sahraoui et des villes de Ceuta et Melilla.» Le mémorandum ajoutait que «la présence de l’Espagne dans les villes marocaines de Ceuta et Melilla permet d’évaluer la preuve – si nécessaire – de son attachement à la réalité coloniale et à ses contradictions».
La même année (1974), le représentant permanent du Maroc auprès de l’Organisation des Nations Unies, Idriss Slaoui, adressait au Président du Comité de la décolonisation une lettre, selon le numéro 2 de la revue «Dafater Assahrae» (Cahiers du Sahara, novembre 2015) éditée par le ministère de la Communication.
«Sur le front nord, l’Espagne continue d’occuper certaines parties de la côte africaine de la Méditerranée. Celles-ci restent les derniers fiefs de l’occupation espagnole. Elles comprennent Ceuta, Melilla, l’Île d’Al Hoceima et les Îles Canaries, et dont la situation historique, politique et juridique ressemble à celle de Gibraltar.»
Lettre d’Idriss Slaoui
Face à la mobilisation du Maroc, et son insistance à comparer la situation des deux présides occupés et Gibraltar, le régime du général Francisco Franco avait déclaré qu’il considérait les deux villes comme espagnoles et que le gouvernement espagnol «prendrait toutes les mesures nécessaires pour défendre ces deux forteresses». L’Espagne mobilisera aussi ses forces au niveau des deux villes.
Les rois Hassan II et Carlos. / Ph. DR
Le lien entre le statut des deux villes et Gibraltar ne se limitait pas au Maroc officiel. Ainsi, le journal Al Moharrir, édité à l’époque par l’Union socialiste des forces populaires (USFP), avait appelé à un siège marocain sur les deux présides, comme celui instauré par l’Espagne sur Gibraltar.
La thèse marocaine, basée sur une comparaison entre les positions de Ceuta et Melilla et le statut de Gibraltar, avait trouvé un écho dans les médias internationaux. En effet, le Monde Diplomatique avait publié un article de Juan Goytisolo, célèbre écrivain espagnol. «Il faut, si nous souhaitons récupérer notre droit sur Gibraltar, abandonner le Sahara et le remettre au Maroc. Nous ne récupérons Gibraltar que si nous décidons de remettre Melilla, Ceuta et les îles Canaries au Maroc», avait-il écrit.
Dans un autre article publié par le média français, signé Louis Gravier, ce dernier avait considéré que «la comparaison entre Ceuta et Melilla et la demande espagnole concernant Gibraltar est l’un des éléments importants dans la vision du Maroc dans son différend territorial avec Madrid».
En février 1976, après la libération du Sahara de l’occupation espagnole, le roi Hassan II avait déclaré que «la question de Ceuta et Melilla est réglée et je ne vois aucune raison de restreindre les relations hispano-marocaines maintenant qu’elles sont sorties du chaos grâce à Dieu».
«Pourquoi l’associez-vous à quelque chose qui viendra tôt ou tard ? Le jour où Gibraltar deviendra territoire espagnole, aucune puissance au monde ne permettra à l’Espagne de contrôler les deux portes du Détroit. (…) C’est à ce moment que l’Espagne nous remettra Ceuta et Melilla. Il s’agit d’une question gagné à l’avance donc il n’y a pas besoin de gaspiller notre énergie et d’assombrir nos relations alors que nous sortons d’une période agitée.»
Hassan II
Hassan II et Carlos d’Espagne. / Ph. Gianni Ferrari – G.I.
La Grande-Bretagne et son opération de séduction à l’intention du Maroc
De son côté, la Grande-Bretagne cherchait à tout prix à maintenir son contrôle sur le rocher de Gibraltar en rejetant les demandes espagnoles et en attirant le Maroc à ses côtés. Londres poussait même Rabat à faire valoir ses revendications historiques dans la restauration de ses deux présides occupés pour un équilibre avec les revendications espagnoles.
Cela était évident en 1972, lorsque la Grande-Bretagne avait tenté de tendre la main au Maroc, en coopérant complètement, après que certains des auteurs de la tentative de coup d’État dirigée par le général Mohamed Oufkir se soient enfuis à Gibraltar.
Ainsi, le Royaume-Uni n’avait pas hésité à remettre des officiers de l’armée au Maroc. Des documents secrets britanniques avaient révélés les instructions strictes adressées par Londres au gouverneur de la région pour ne pas accorder l’asile politique à l’officier Mohammed Amkrane et le remettre aux autorités marocaines. Les justifications officielles fournies par les autorités britanniques, pour lesquellesla Grande-Bretagne sera condamnée par la suite, expliquaient que l’octroi de l’asile politique à des Marocains ayant participé au coup d’État contre le roi du Maroc «ne sert pas l’intérêt public».
En outre, en 2013, le British Museum a publié le texte d’un document secret, sous forme de correspondance du conseiller aux affaires étrangères de l’ancien Premier ministre britannique Margaret Thatcher, citant l’ancien roi d’Espagne, Juan Carlos. Dans le document, qui remonte à 1982, un responsable britannique cite le roi d’Espagne selon lequel il aurait reçu des menaces de son homologue marocain, Hassan II, de déterrer les revendications marocaines historiques sur les villes de Ceuta et Melilla si Madrid récupère le rocher de Gibraltar. Dans sa lettre, Juan Carlos dit qu’il n’aurait pas pris au sérieux ces menaces.
Le roi Carlos d’Espagne et Première ministre britannique Margaret Thatcher. / Ph. DR
En 1987, Hassan II proposait la création d’un comité mixte chargé de réfléchir à l’avenir des deux villes occupées, ce que l’Espagne avait refusé. En 1991, le Maroc et son voisin ibérique signaient le Traité d’amitié, de bon voisinage et de coopération, qui obligeait les deux royaumes à résoudre le différend qui les opposait de manière pacifique.
Mais après ce traité, les voix revendiquant la récupération des deux présides occupés s’estompent, même si le Maroc continue de considérer les deux villes comme faisant partie de son territoire.
En 2007, l’annonce de la visite de l’ancien roi espagnol Juan Carlos à Ceuta et Melilla provoqua la colère du gouvernement marocain. Rabat avait alors décidé de rappeler l’ambassadeur du royaume à Madrid, Omar Azziman, pour consultation «pour une durée indéterminée».
De plus, la Chambre des représentants du Parlement marocain avait tenu une séance publique pour discuter de la crise. Une rencontre marquée par l’intervention du Premier ministre Abbas El Fassi et des chefs de groupes parlementaires. De nombreuses manifestations avaient également été organisées dans plusieurs villes marocaines, signe de l’attachement du Maroc aux deux présides occupés.