Vous êtes intervenue dans le cadre de la deuxième édition des Assises des industries culturelles et créatives en abordant la question des financements innovants pour libérer le potentiel des ICC, soutenir les talents et les entreprises des secteurs créatifs. Qu’en est-il de vos créations, dans cette configuration ?
J’ai sorti mon dernier film, «Algériennes en France : l’Héritage», qui est un documentaire de 70 minutes diffusé sur France 2 en 2022. Depuis, je me suis un peu isolée pour écrire beaucoup de projets de fiction, mais en particulier celui sur lequel je travaille vraiment d’une manière très investie, presque en tant que productrice. Il s’agit du préquel de «Nos mères, no daronnes», qui était le premier documentaire racontant l’histoire de ma mère et des copines de son quartier.
Ce prochain film va raconter l’histoire de ma mère avant son arrivée en France. Parce que tout simplement, quand «Nos mères, no daronnes» a été diffusé, mon aïeule m’a dit : «Mais là, tu ne racontes que ma vie depuis mon arrivée en France. Pourquoi tu ne parles pas de tout ce que j’ai fait au Maroc, avant ?» De ce fait, le long-métrage à venir consiste pour moi à exhumer cette histoire non dite des femmes des quartiers populaires issues de l’immigration.
La question est aussi de montrer justement qu’avant qu’elles n’arrivent en France, elles ne viennent pas avec une matrice vide. Elles portent déjà une histoire qui s’écrit de l’autre côté de la Méditerranée et qui est essentielle dans la compréhension des luttes qu’elles vont mener, ainsi que de la manière dont elles vont le faire en France, dans ce chemin d’exil.
Contrairement à l’idée véhiculée par certains récits historiques jusqu’à ces dernières années, le regroupement familial ne signifie d’ailleurs pas que des mères sans vie ont rejoint leur mari, principale ressource économique de la famille. C’est ce récit féminin à travers les yeux d’une fille immigrée que vous racontez ?
Dans ce prochain, film qui s’appelle «Rahma et Abraham», il y a évidemment l’histoire principale qu’est celle de ma mère. Mais derrière, il y a toute une analyse. Ce n’est pas forcément le bon terme, mais disons que quand on est issu de l’immigration, on est d’abord mis en sourdine, c’est-à-dire qu’en dehors du mythe fondateur selon lequel nos pères sont venus reconstruire la France, il n’y a pas d’autre narratif.
Mais en grandissant au sein de ces familles migrantes, nous témoignons de notre côté d’une toute autre réalité derrière. Il n’y a pas que des travailleurs, il y a votre père, qui a une histoire, un nom, un parcours, une identité, des rêves, des batailles à mener. Il a une fresque qui n’est pas restituée dans ce mythe. La première des choses est donc de démystifier cette perception, tout en y greffant le récit féminin de cet exil.
En effet, autant nos pères sont enfermés dans cette histoire générique de cette immigration venue reconstruire la France, alors qu’il y a un tout autre narratif à retracer, autant nos mères ne sont présentées qu’en tant que femmes au foyer, venues dans le cadre du regroupement familial. La volonté de ce film est vraiment de rétablir un récit particulier de cette femme, qui grandit de l’autre côté de la Méditerranée, à Berkane en zone rurale.
Le point de départ, pour moi dans tout mon travail de réalisatrice et qui est le dénominateur commun, est de sortir toutes ces histoires de l’ombre et humaniser ce fait migratoire. Je pense qu’en plus, quand on voit l’état politique dans lequel est la France et un certain récit qui commence encore à revenir en boomerang avec une connotation très négative, on se rend compte à quel point il est important de documenter nos narratifs.
Puisque nous sommes justement dans les Assises des industries culturelles et créatives, votre intervention a soulevé un point très important, à savoir le financement des créations artistiques audiovisuelles et notamment les vôtres. Vous avez souligné notamment le crowdfunding comme étant un outil vous ayant permis une certaine liberté de création. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Oui. Lorsqu’on est un auteur, scénariste ou réalisateur, il est vrai que son point de départ est l’idée. On a une idée de film, une envie d’écrire sur un sujet ou un autre… Pour autant, on n’a pas énormément de voies pour financer la germination de cette idée. Le crowdfunding a été essentiel pour moi, car ma prochaine œuvre demande un préalable, avant même de commencer à écrire l’histoire : c’est la recherche. Ce moyen de financement a appuyé une étape de plein investissement personnel dans une écriture complexe que demande particulièrement ce film, avec beaucoup de consistance et en convoquant un travail d’historien.
Ce financement-là ne m’a été permis que par le crowdfunding, parce que je n’ai pas de mécène. Comme l’ont rappelé les intervenants des différentes tables rondes, il est vrai que les guichets sont identifiés, mais très codifiés. Si vous voulez donc garder une forme de liberté d’écrire, en tant qu’auteur qui n’a pas forcément une manière très conventionnelle de le faire, le crowdfunding reste essentiel. Pour autant, le pari est très difficile, parce qu’il n’est pas évident de frapper à la porte des particuliers et les mobiliser pour un financement.
Vous commencez par votre premier cercle. Le mien a rassemblé 25 000 euros, mais je n’ai pas été sur le deuxième et le troisième, voire le quatrième, parce qu’on se rend compte que faire du crowdfunding est aussi un effort à temps plein.
Votre activité première est évidemment de vous concentrer sur un processus créatif. Vous vous retrouvez non seulement à faire cela en tant que réalisatrice, mais vous vous retrouvez aussi à devoir défendre financièrement votre projet, pour qu’il puisse avoir les moyens de voir le jour. Le crowdfunding a-t-il ses limites ou peut-il faire partie d’un modèle économique qui servirait de piste, même pour les créateurs au Maroc ?
Il est sûr que le crowdfunding est encore quelque chose de nouveau, dans la création artistique. Il faut aussi que les internautes, les individus lambda et les cinéphiles se familiarisent avec le fait de donner sur ce type de secteur d’activité.
On donne par exemple en France assez facilement à des associations, à des œuvres caritatives. C’est un réflexe que les gens ont, mais celui d’aller sur une plateforme pour financer un film n’est pas encore dans les habitus. Il y a une éducation à développer, mais je pense que cela peut vraiment devenir une béquille pour les micro-projets, qui nécessitent un petit fonds d’investissement pour commencer à amorcer ce que j’appelle «la germination de l’idée» d’une création.
Il faut souhaiter, espérer, mais c’est comme pour toute nouvelle activité : il faut qu’elle se mette en place et il faut aussi qu’il y ait des dispositifs. Les gens donnent aux associations, car il y a des déductions fiscales, notamment. Même quand vous êtes un petit donateur, si vous financez une association d’utilité publique, 60% de votre don est défiscalisé.
il est peut-être nécessaire de réfléchir à comment les petits dons peuvent être défiscalisés, quand ils sont versé pour les industries culturelles et créatives. A mon sens, il y a vraiment tout un champ de réflexion à mener pour démocratiser le crowdfunding dans les ICC.
Ph. FICC
En relation avec le financement de votre œuvre et la démarche créative dans laquelle vous êtes investie, quelle vie souhaitez-vous pour ce prochain film ?
Le film, comme je le disais, est très difficile à écrire. Pour moi, il a une double vocation. C’est une œuvre cinématographique avec une ambition très forte de le pousser en termes esthétiques. Il y a aussi – je ne peux pas m’en empêcher, parce que c’est ma spécificité de réalisatrice engagée et très politique – le fait pour moi que ce long-métrage soit un objet politique.
Je suis donc investie sur des aspects créatif et politique. C’est pour cela que ce prochain film est intégré dans une recherche-création qui fait l’objet d’une thèse, sur laquelle je suis en train de travailler. C’est une masse de travail essentiel et considérable pour moi, à la fois mémoriel et historique, pour que cette œuvre-là ne tombe pas en désuétude ou dans l’escarcelle de la mémoire des longs-métrages. Celui-ci a vocation à devenir aussi un outil au service des chercheurs, qui pourront l’intégrer dans un corpus.
C’est une démarche inédite dans la relecture de l’Histoire des quartiers populaires et de l’immigration, par le prisme du féminin pluriel. C’est un ouvrage inédit et donc je voudrais que ce film-là il entre à la fois par la grande porte du cinéma et par la grande porte de la recherche académique.