Plus qu’une tentative du cinéaste qui fait ses débuts dans la réalisation, le court-métrage «Beneath a Mother’s Feet» pose les bases du processus créatif dans lequel Elias Suhail cherche à s’inscrire, après des années dans les métiers de la production. Le récit est authentique, épuré et complexe à la fois, illustrant avec brio l’idée selon laquelle il est difficile de faire simple. C’est d’ailleurs le point fort de cet opus, qui transcende les codes et réussit un exercice d’équilibriste, récompensé par son large succès à travers les festivals internationaux (Italie, Etats-Unis, Canada, Grèce, Maroc, Royaume-Uni, Hongrie, Bahreïn…).
C’est aussi dans le parti pris de faire de l’esthétique un langage à part entière que réside la réussite du film. Entre la responsabilité de représenter dignement un récit familial fragmenté entre le Maroc et le Royaume-Unis, ainsi que l’impératif artistique de laisser la magie du cinéma opérer et créer le débat, Elias Suhail raconte une part du vécu de sa mère seule. Mariée à l’âge de 13 ans dans le nord du Maroc, elle divorce à 15 ans, puis elle vend ses bijoux et quitte le pays pour regagner Gibraltar. Elle laisse derrière elle deux enfants pour lesquels elle espère construire un avenir meilleur. Le réalisateur, lui, est né d’un deuxième mariage, quelques années plus tard au Royaume-Uni.
Sans voyeurisme mais sur un ton intimiste, Elias Suhail opte pour l’autofiction afin de mettre en image le huis clos mental de la jeune Wedad (Nisrine Adam), personnage inspiré de sa mère, dans les dernières 48 heures avant le grand départ. Entre le devoir parental d’être présente pour ses enfants et la pression de gérer sa maternité bridée, elle fait le choix difficile et courageux d’aspirer à mieux pour elle et ses petits, quitte à partir seule. Dans cet entretien à Yabiladi, le réalisateur revient sur l’évolution de cette écriture, dont il nous a partagé la gestation en 2022.
Vous avez consacré plusieurs années de travail à votre court-métrage. Il jouit désormais d’une trentaine de prix et de mentions dans divers festivals de film à travers le monde, y compris au Maroc. Comment a-t-il été reçu par le public ?
L’expérience a été très positive. A vrai dire, j’ai été encore plus curieux de connaître les réactions du public marocain. Ayant grandi à l’étranger et étant binational, ayant un pied au Maroc et l’autre au Royaume-Uni, j’ai espéré encore plus avoir fait un film dans lequel les spectateurs de mon pays d’origine se reconnaissent ou identifient des aspects familiers que nous avons tous en commun. J’ai voulu en faire une communion, d’une certaine manière, par le biais d’un récit basé sur des vécus.
Lors de ma participation au Festival international du film de Tanger (FIFT), j’ai reçu justement des retours très encourageants de la part de certains spectateurs, qui ont trouvé que ce travail était authentique. J’en suis ravi et dans le même contexte, je dois dire que le moment le plus magique a été de voir mon court-métrage recevoir le meilleur prix (Golden Cave Award) dans sa catégorie, dans une région dont ma mère est originaire. C’était aussi une participation particulière, dans la mesure où c’était pour la première fois que ma mère assistait à une projection avec les spectateurs.
J’ai essayé de mettre en image la vie ordinaire comme elle est dans mes souvenirs d’enfance, des étés passés au Maroc avec mes grands-parents à M’diq. Beaucoup aussi ont ressenti des émotions complexes, vers la fin du court-métrage. C’est ce que je souhaitais, avant tout : susciter un dialogue, un questionnement, laisser une large ouverture à toutes les interprétations, plutôt que de proposer une histoire porteuse de morale. Cela arrive souvent après les projections. Les gens débattent des événements et de la place de chaque personnage. Je suis toujours intéressé par ces interactions.
La thématique du film est fortement sociétale. Vous proposez un regard intergénérationnel sur la situation des femmes et des jeunes mères. Avez-vous eu des retours d’acteurs de la société civile marocaine qui travaillent sur cette question ?
Complètement. Avant même le tournage, j’ai été en contact avec Souad Talsi, fondatrice d’Al-Hasaniya Moroccan Women’s Centre depuis 1985 à Londres. Elle travaille sur l’accompagnement des femmes migrantes, notamment marocaines. J’ai souhaité que l’on s’associe pour mieux travailler sur certains aspects du film, vu qu’elle a une large expérience de travail sur le terrain auprès de nombreuses concitoyennes venues du Maroc qui se trouvent dans des situations complexes, similaires à celle de ma mère ou du personnage de Wedad. Elle a beaucoup soutenu le projet.
J’ai essayé également de prendre attache avec de ONG locales et des militantes actives sur ces questions-là au Maroc, notamment feue Aïcha Ech-Chenna, qui nous a malheureusement quittés au moment de la préparation du court-métrage.
Parlez-nous de la phase de développement, du projet d’écriture intitulé «Wedad» au film «Beneath a Mother’s Feet» ?
Le processus a commencé pendant la pandémie de 2020. Avant cela, je ne me suis jamais essayé à l’écriture, bien que j’aie longtemps rêvé de devenir scénariste et réalisateur. Jusque-là, j’ai travaillé dans l’industrie cinématographique au Royaume-Uni, principalement en production et en postproduction. Mais au fil des ans, j’ai côtoyé des cinéastes auxquels je me suis tout de suite attaché. Ils sont devenus mon école de cinéma et j’ai beaucoup appris d’eux.
Le confinement pendant la crise sanitaire a été pour moi une période de pause. Mentalement, elle m’a permis d’avoir de l’espace pour faire mon introspection, réfléchir à mon passé et à mon avenir, me projeter. A partir des histoires que ma mère me racontait durant mon enfance, j’ai commencé une esquisse pour un long-métrage et j’ai postulé pour le programme Safar Arab Film Development, avec l’Arab British Centre qui est d’ailleurs dirigé par un artiste d’exception, le cinéaste britannico-palestinien Tajif Farooqi.
C’est ainsi que j’ai fait mon baptême de l’écriture et de la réalisation. J’ai ensuite repris contact avec ma productrice, Arij Al-Soltan, avec qui j’ai précédemment travaillé. Nous avons eu l’idée d’adapter le projet de long-métrage en court, pour notre candidature auprès du British Film Institute (BFI). J’ai décidé de condenser le récit pour me concentrer uniquement sur les 48 heures précédant le départ de Wedad, plutôt qu’une trame tentaculaire racontant une partie de l’histoire au Maroc et l’autre au Royaume-Uni.
Le fait d’élague l’esquisse initiale m’a aidé à porter de l’intérêt principalement aux détails qui caractérisent l’esthétique du film et, quelque part, l’écriture scénaristique faite de choses qui nous semblent ordinaires dans la vie quotidienne, mais qui permettent de sublimer une histoire portée à l’écran. Je suis parti des éléments qui me fascinent moi-même, dans les gestes que j’ai vu ma mère et ma grand-mère reproduire dans la maison familiale, en terrasse, dans la cuisine ou dans le marché, et qui me permettent de renouer avec mon identité marocaine.
En filigrane, j’ai trouvé qu’il était parfois plus adéquat d’utiliser le symbolisme et la métaphore que de communiquer par le biais du premier degré et des répliques des acteurs. J’ai préféré transmettre des émotions complexes par l’image, car je me retrouve mieux dans l’écriture visuelle, bien qu’elle me semble plus difficile qu’un scénario où s’enchaînent les dialogues exhaustifs. J’ai trouvé aussi que cette forme de récit correspondrait mieux à l’interprétation personnelle de ce qui m’est raconté du vécu de ma mère.
Confier le rôle de votre propre mère à une actrice n’a peut-être pas été un choix facile. Comment avez-vous sélectionné vos acteurs ?
J’ai découvert l’actrice Nisrine Adam par le biais de plusieurs contacts, en cherchant quelqu’un qui incarne le personnage principal. Le choix s’est porté sur elle, grâce aux conseils de ma productrice qui a travaillé avec elle précédemment en production et à nos collaborateurs au Maroc. En voyant son profil, j’ai su que nous tenions l’actrice idéale pour le rôle de Wedad, car elle est capable de transmettre tant d’émotions par son expression et son regard, sans avoir besoin de mots.
En contactant la société de production avec laquelle nous avons travaillé au Maroc, Montfleury à Casablanca, on nous a recommandé également Nisrine, que nous avons finalement rencontrée. Pour le casting, elle a interprété un monologue que j’ai écrit, en lien avec la même histoire du film. Elle l’a tellement bien traduit qu’on en a eu les larmes aux yeux. J’ai d’ailleurs montré cette performance à ma mère, qui en a été émue. Souad Talsi a également eu le même avis que nous. Je pense que ma mère est fière aujourd’hui du film à travers lequel j’ai voulu lui rendre hommage. L’autofiction a permis plus de liberté créative et de marge d’adaptation que la biographie ou l’autobiographie.
Concernant les autres acteurs, le travail s’est fait collectivement dans le même esprit. Je tiens d’ailleurs à préciser que Nisrine est la seule actrice professionnelle dans le film. J’ai fait confiance à nos producteurs à Casablanca et à ma productrice au Royaume-Uni. Elle est d’origines britannique et irakienne, mais elle a passé une grande partie de son enfance au Maroc et elle est aussi marocaine à bien des égards. J’ai ensuite rencontré les candidats individuellement pour bien choisir celles et ceux qui s’identifient eux-mêmes aux situations dans lesquelles ils sont mis à l’écran, surtout le père de Wedad qui essaye de convaincre sa fille d’accepter un nouveau mariage.
L’idée derrière cette approche a été de brouiller volontairement les frontières entre le jeu d’acteur fictionnel et la mise en situation, qui tiendrait plus du documentaire. En tournage, j’ai donné des directives et des orientations générales, mais j’ai fait en sorte que les dialogues restent principalement improvisés. Il s’agit d’apporter un certain réalisme à la fiction et de donner encore plus de profondeur cinématographique à la communication non-verbale.
Au-delà des acteurs, l’équipe élargie du film reflète votre souci de conserver des références locales. Vos collaborateurs ont été majoritairement des professionnels marocains et vous avez tourné au Maroc. C’était une volonté personnelle ?
C’était important pour moi d’intégrer des professionnels marocains à l’équipe et c’était à la fois pratique, notamment pour le tournage. Auprès de nos producteurs marocains à Casablanca, Mont Fleury, je n’ai entendu que des éloges sur celles et ceux qui sont devenus mes collaborateurs. Je n’ai pas été déçu ; ils se sont occupés du projet avec nous brillamment et je les recommande vivement à tous les cinéastes qui tournent au Maroc !
Sur «Beneath a Mother’s Feet», le travail avec eux s’est bien déroulé sur tous les plans. Nous avons été complémentaires, avec notre productrice et Will Hank, notre directeur de la photographie. Je suis reconnaissant à toutes ces rencontres et aux synergies qui sont nées depuis.
Vous avez lancé une campagne de financement participatif pour terminer le film. Que vous apprend cela sur le modèle économique de l’industrie du septième art ?
J’ai eu la chance de recevoir un financement pour le film via le réseau BFI. Aussi généreux que soit ce soutien, il n’a pas suffi pas à couvrir le coût de réalisation. Nous avons donc lancé une campagne de financement participatif pour combler le manque à gagner. J’ai aussi dû puiser dans mes ressources propres et mes économies. Je suis encore à mes premiers pas de cinéaste et je pense que dans le contexte économique actuel, il faut beaucoup de persévérance pour voir l’aboutissement de ses projets.
J’ai été agréablement surpris de voir que beaucoup de gens étaient prêts à s’investir et à soutenir ce travail, malgré la crise économique que chacun vit à des degrés divers. Toujours est-il que la question du financement restera permanente. Elle se posera à chaque projet, ce qui amène à réfléchir sur la diversification des sources et les possibilités de coproductions. Je suis actuellement en lien avec le Doha Film Institute et un autre projet est en préparation au Maroc. J’espère que le processus bénéficiera également du soutien du Centre cinématographique marocain (CCM).
Ce que je peux dire pour le moment est qu’en tant que nouveau venu dans la réalisation, je découvre encore le fonctionnement de la chaîne et je pense qu’il faut y aller doucement mais sûrement.
Prévoyez-vous encore de développer votre court-métrage en un format long ?
Absolument. J’ai en quelque sorte mis de côté l’esquisse du long-métrage, parce que je travaille en ce moment sur d’autres projet, mais le processus créatif de la version longue continue. Cela demandera du temps car au-delà de la réalisation en elle-même, c’est une responsabilité. Pour l’heure, je développe un autre film long dont les événement s’inscriraient dans le contexte des années 1930.
En attendant, j’ai hâte d’être au Marrakech Short Film Festival (du 26 septembre au 1er octobre 2025), où «Beneath a Mother’s Feet» est en lice pour deux prix. Je suis toujours ravi de recevoir des distinctions, car elles récompensent le fruit d’un labeur et motivent pour continuer à raconter le monde à travers le cinéma. Mais au-delà de cela, il s’agit surtout de connecter le public et de créer le pont entre les spectateurs et les œuvres cinématographiques.
L’espace des festivals permet ces rencontres-là que j’apprécie. C’est une possibilité renouvelée d’échanger de plus près avec des populations, ainsi qu’avec d’autres cinéastes et professionnels de divers métiers de notre secteur.