En décembre 1955, le roi Mohammed V annonce la formation du premier gouvernement du Maroc indépendant. Mais il aura la vie courte : Créé le 7 décembre par dahir royal, il sera remanié dès février 1956 puis remplacé par un autre qui gouvernera le 16 avril 1958.
Nous sommes le 22 août 1955. Représentants du mouvement national marocain, alliés marocains du protectorat français et responsables du gouvernement de l’Hexagone, se réunissent à Aix-les-Bains pour des pourparlers. Une formule prévoyant le retour de Mohammed V d’exil, précédé par la mise en place d’un conseil du Trône avait émergé. Un retour qui sera suivi par la formation d’un gouvernement de coalition avec l’ensemble des parties marocaines ayant pris part aux négociations.
M’Barek Bekkay, un Amazigh «impartial»
Après la déposition de Mohamed Ben Arafa, un Conseil de Conservateurs du Trône est alors mis en place, le 15 octobre 1955. Il est chargé d’exercer les prérogatives du roi en attendant le retour de Mohammed V et «sauvegarder la permanence et la mission historique du trône chérifien», rapporte un article du journal Feuille d’avis de Neuchatel. «Ce conseil, qui sera désormais le défenseur du sceau de l’empire, traduira par ses décisions unanimes, l’indivisibilité des hautes fonctions dont il est immédiatement investi», indique le grand Vizir du royaume. Outre Mohamed El Mokri, ce conseil était composé par Mohamed Sbihi, pacha de Salé, M’Barek Bekkay, ancien pacha de Sefrou et Tahar Ouassou Loudiyi.
Mohamed El Mokri (d). / Ph. DR
Ce conseil ne nommera qu’un premier ministre, en la personne de Fatmi Benslimane, le 17 octobre 1955 mais l’Istiqlal s’opposera à la constitution de ce Conseil, jugé «non conforme à celui proposé à Aix-les-Bains et approuvé par Mohamed V à Antsirabé». L’intellectuel marocain Mohamed Abed Al Jabri raconte dans «Positions : témoignages et mises en lumière» que le parti «demandera à Bekkay de se retirer du Conseil, ce qu’à son tour il refusera de faire».
Le 16 novembre, le roi Mohammed V est de retour d’exil. Les Français insisteront alors pour que M’barek Bekkay soit nommé à la tête d’un nouveau gouvernement, «présenté comme une personnalité impartiale» et pour qu’y participent toutes les parties conviées aux négociations d’Aix-les-Bains.
M’Barek Bakkay. / Ph. DR
Sur le parcours de ce personnage méconnu des Marocains, le média Amazigh24 dresse le portrait de l’homme originaire de la tribu des Béni Iznassen, né le 18 avril 1907 à Berkane, au nord-est du Maroc. Sa formation à l’école française le mène à l’école militaire de Dar El Beida (actuelle académie militaire de Meknès) avant de devenir sous-lieutenant en 1928. En 1942, M’Barek Bekkay devient caïd de Béni Drar puis pacha de Sefrou en 1944. Il est surtout l’un des rares pachas à avoir protesté contre la déposition de mohamed V, en démissionnant de son poste de Sefrou… par un télégramme.
Un Premier ministre imposé par la France
Avec le retour du roi Mohammed V, les tractations commencent. Si plusieurs formations politiques confirment déjà leur participation au nouveau gouvernement, l’Istiqlal, lui, convoque son congrès national le 2 décembre 1955 à Rabat. Des congressistes critiquent alors le fait que le parti historique du pays ne préside pas le premier gouvernement. Dans son livre, Mohamed Abed Al Jabri reconnait que la mission de convaincre les istiqlaliens, confiée à Abderrahim Bouabid et Mehdi Ben Barka n’avait pas été facile.
«Le Comité exécutif omettait vraisemblablement une éventualité : que les autres parties pouvaient intervenir pour faire changer les relations que le Parti entretenait avec le Palais (…) A en croire certains membres du Comité –notamment Mehdi Ben Barka et Abderrahim Bouabid– il s’agissait d’une erreur, non de calcul, mais d’évaluation des éventualités.»
Mohamed Abed Al Jabri
Le 7 décembre 1955, un dahir du roi Mohammed V annonce alors la constitution du premier gouvernement dans l’histoire du Maroc indépendant. Composé de 20 portefeuilles ministériels et présidé par M’Barek Bakkay, il était toutefois dominé par l’Istiqlal qui avait réussi à décrocher neuf postes : Deux ministres d’Etat en les personnes de Abderrahim Bouabid et Mohamed Cherkaoui, les ministères de la Justice, des Habous, de l’Education nationale, des travaux publics, de l’Agriculture, du Commerce et de la Production industrielle avec un secrétariat d’Etat chargé de l’Information.
Avec feu le roi Hassan II et feu le roi Mohammed V. / Ph. DRM’Barek Bakkay avec le prince héritier Moulay Hassan et le roi Mohammed V. / Ph. DR
Le Parti démocratique de l’Indépendance, lui, se voit octroyer cinq ministères et un secrétariat d’Etat, alors que le Parti des libéraux démocrates décroche un seul poste.
Remanié en 1956 puis remplacé dès 1958
Ce gouvernement, chargé principalement de négocier avec la France et l’Espagne pour l’indépendance du pays ne gouvernera pas pour longtemps. Au lendemain de la crise provoquée par l’avion marocain dérouté par la France, le gouvernement Bekkay 1 sera remanié sur décision du souverain par le Dahir n° 1.56.269 du 26 octobre 1956. «A l’exception de quelques acquis supplémentaires accordés au Parti (de l’Istiqlal), le second gouvernement Bekkay était une reproduction, pratiquement conforme, du premier», commente Mohamed Abed Al Jabri.
Mais les autres formations politiques allieront leurs forces contre le Parti de l’Istiqlal. En octobre 1957, Mahjoubi Aherdane annonce la fondation du Mouvement populaire (MP). Ahmed Réda Guédira et Rachid Mouline annonceront aussi la formation des «Libres Indépendants», sous forme de club politique.
Avec Lahcen Youssi. / Ph. DRM’Barek Bakkay avec Lahcen Youssi. / DR
Une déclaration d’Abdallah Ibrahim provoquera alors l’ire des autres formations politiques qui annonceront la naissance du «Front de Défense des Libertés Démocratiques» et présentent, le 15 avril 1958, une pétition critiquant l’Istiqlal. Les neuf ministres de ce dernier réagiront en présentant collectivement leur démission. Une crise gouvernementale éclate avant d’aboutir à la nomination, le 12 mai 1958, d’Ahmed Balafrej, secrétaire général du Parti de l’Istiqlal, comme Premier ministre et ministre des Affaires étrangères.
Mais l’Istiqlal, affaibli, connaitra aussi sa première crise, avec l’apparition de deux grands courants : une aile conservatrice et nationaliste avec Allal El Fassi, Ahmed Balafrej ou M’hamed Boucetta et une autre, plus progressiste, tiers-mondiste et syndicaliste avec Abderrahim Bouabid, Abdellah Ibrahim ou Mehdi Ben Barka comme leaders. Près d’un an plus tard, le 6 novembre 1959, une scission conduira à la création de l’Union nationale des forces populaires.