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Avec Laura Piani, pas de frontières entre cinéma et littérature [Interview]


Un film aussi attachant que son personnage principal, lui-même mosaïque de sensibilités et de singularités des uns et des autres. Dans «Jane Austen a gâché ma vie», la réalisatrice française Laura Piani met en image Agathe, une libraire passionnante dans ses contradictions. Elle-même ancienne libraire, la cinéaste a présenté son opus cinématographique dans cadre de la compétition officielle du 21e édition du Festival international du film de Marrakech (FIFM 2024).

Dans ce premier long-métrage, Laura Piani propose une comédie romantique et fait référence à Jane Austen, figure de la littérature anglaise du XVIIIe siècle, tout en portraitisant affectueusement une jeune femme qui rêve d’une histoire d’amour romanesque. Agathe a une frustration profonde : au milieu des livres, l’un de ses rares moyens de fuir l’isolement émotionnel à l’intérieur de sa librairie, elle est rattrapée par une vie réelle qui n’est pas à la hauteur de ce que lui promet la littérature comme amours authentiques et imaginaire foisonnant.

Embarquée dans la littérature et en décalage avec son environnement, Agathe répond à une invitation pour prendre part à une résidence d’écriture en Grande-Bretagne. Commencent alors affronts et questionnements intérieurs, symbolisés par un voyage qui promet évolutions et changements personnels, interrogeant perceptions idéalisées et réalistes de l’amour et de l’attachement.

Camille Rutherford dans le rôle d’Agathe, dans «Jane Austen a gâché ma vie»Camille Rutherford dans le rôle d’Agathe, dans «Jane Austen a gâché ma vie»

Les références littéraires sont très présentes dans votre vie. C’est la raison pour laquelle vous avez voulu parler de littérature en faisant un premier film ?

Oui, c’est absolument pour cette raison que ce premier film a été écrit. Pourtant, j’ai longtemps hésité à passer à la réalisation, pensant que j’allais continuer à être libraire à Shakespeare & Co, à Paris. J’étais très épanouie, sur le plan professionnel : je recommandais des livres, j’en lisais toute la journée, c’était merveilleux… Par ailleurs, j’étais scénariste et j’écrivais pour d’autres. J’étais exactement là où je voulais être, entre les livres et les mots.

Puis, le désir de réaliser est venu de cette expérience même de libraire, de la tendresse avec laquelle j’ai regardé les gens qui travaillaient avec moi, parfois acteurs ou musiciens, libraires aussi comme moi, pour gagner leur vie à Paris. Je voyais à quel point on était tous décalés, avec cette impression de ne pas être dans la bonne époque, comme le personnage principal du film finalement.

J’ai été entourée de gens qui venaient loin, qui avaient tout quitté pour venir à Paris, qui étaient très seuls aussi. Ils ne se reconnaissaient pas dans ce monde ultra connecté, consumériste à outrance. C’est ça qui m’a donné envie de faire le film, en plus d’avoir vécu un deuil, après lequel je me suis posée la question de comment en parler avec une comédie, interroger l’héritage, vivre avec l’absence de quelqu’un, faire avec ce qu’on nous a laissé, sans pour autant se faire écraser. Ce sont des réflexions profondes que j’ai souhaité aborder de manière légère, comique, à travers le portrait de cette femme libraire.

Puisque vous avez justement travaillé dans une librairie où vous a avec beaucoup lu, comment Jane Austen vous a inspirée dans la vie réelle ?

Jane Austen m’a surtout inspirée à travers son œuvre (Orgueil et préjugés, ndlr). Je me souviens d’avoir été lectrice en plusieurs étapes. J’ai d’abord découvert les histoires d’amour, avec le sérieux qu’on a à l’âge de 15 ans. Puis, je l’ai relue à 20 ans et c’est là que j’ai saisi l’humour, l’ironie, la manière irrévérencieuse avec laquelle elle fait le portrait d’une époque et d’une société. Cela m’a permis de comprendre les grandes questions politiques et féministes qui traversent ses écrits.

Aujourd’hui encore, la question de la liberté des femmes se pose. Comment préserver sa liberté, garder un espace de réalisation de soi quand on est une femme et qu’on devient la femme de quelqu’un, la mère de quelqu’un, qu’on est toujours la fille de quelqu’un et qu’on prend soin de tout le monde. Pour moi, Jane Austen est autant connue parce que ces problématiques-là elles sont résolument intemporelles. 

Les personnages de votre film sont attachants, dans leur résistance à l’ubérisation rampante. Votre long-métrage s’inscrit dans un registre assumé de film de genre et s’entend globalement comme un refus de cet vie ubérisée. C’est à cela que le septième art doit servir, selon vous ?

Oui. Je crois que le cinéma ouvre surtout le champ des possibles, des possibilités de vivre d’autres vies que les nôtres. C’est d’ailleurs toute la beauté du film de genre, à mon sens. La comédie romantique permet de faire le portrait d’une époque, de dire les choses, tantôt profondes, tantôt dures, tout en étant dans le divertissement mais tout en étant obligée de respecter les attentes du spectateur averti, qui connaît parfaitement le genre.

Camille Rutherford dans le rôle d’Agathe, dans «Jane Austen a gâché ma vie»Camille Rutherford dans le rôle d’Agathe, dans «Jane Austen a gâché ma vie»

J’ai voulu donc faire un film dans le rythme lent et travailler ce dernier en même temps, pour respecter l’équilibre qui le fasse rester dans son genre. Il a fallu que cette histoire dure 1h37, avec l’impératif pour moi en tant que réalisatrice de travailler les séquences dans le détail, de manière à donner une sensation de lenteur, tout en restant dans le rythme global décalé. C’était un réel défi pour moi, avec des expériences de mise à l’épreuve.

En effet, ce film porte la marque du cinéma qui prend le parti de prendre le temps de faire chaque chose et de veiller au grain. C’était un long processus de préparation ?

Tout à fait, il faut toujours prendre le temps ! On retrouve cette idée dans les dialogues et les situations du film, notamment dans la tendresse avec laquelle le personnage dit que c’est un plaisir d’être dans cette maison de s’occuper des gens, car il ne faut pas sous-estimer les petits gestes d’amour. Je pense que c’est tout le cœur du film : l’affection et le questionnement quant au fait de ne plus voir les choses dans un rythme convenable, lorsqu’on va trop vite. 

Le film raconte aussi l’histoire de quelqu’un qui prend son temps. C’est une ode au temps long, à la lenteur, au fait que le trauma, la souffrance, met du temps à guérir pour qu’on puisse enfin se trouver. C’est en quelque sorte le récit psychanalytique de quelqu’un qui retourne sur ses ruines, sur ses blessures pour pouvoir trouver du souffle et se lancer. Dans une société où on est dans une injonction au bonheur, où on a des semaines de retraite pour qu’en une semaine, on ait tout réglé, je crois que c’est important de se dire qu’on a bien le temps qu’on se doit prendre assez.

Vu les influences qui ont marqué votre cheminement dans la réflexion, vous vous êtes essayée à l’écriture littéraire avant de franchir le pas vers le cinéma ?

Je viens d’une famille au sein de laquelle les gens écrivent de la littérature. J’ai tout de suite pris la tangente en écrivant des scénarios. C’était mon endroit libre. Par ailleurs, ma grand-mère poétesse algérienne m’a montré les films de Lou Beach et de Billy Wilder quand j’avais 8 ans. Elle m’a donné goût au cinéma. J’ai des parents cinéphiles aussi. Donc très vite au collège, j’ai commencé à faire l’école buissonnière pour aller au cinéma à Paris. Je quittais la maison le matin avec mon sac à dos, mais je passais toute ma journée au cinéma !

Pour l’instant, écrire pour des images me convient bien. J’apprécie d’écrire pour qu’une histoire soit interprétée par des acteurs. Le projet de livre n’est pas encore là.

Beaucoup de réalisateurs et d’écrivains ont exploré les liens insécables entre cinéma et littérature. Vous inscrivez-vous dans cette réflexion-là ?

Oui, je crois en le lien transversal entre cinéma et littérature, dans la manière avec laquelle se déploie un récit, dans les contraintes et les réussites pour un film à donner la sensation de lire un roman.

Quand je dis du roman, c’est du temps de vie avec un personnage. Pour moi, c’est la sensation de la littérature au cinéma. Le dernier film qui m’a donné cette impression est «La vie invisible d’Euridice Guizmão» de Karim Aïnouz.

En près de deux heures dans une salle de cinéma, j’ai eu l’impression de lire un livre et de passer du temps de vie avec le protagoniste. C’est un mélodrame extraordinaire. Je crois donc en la question du récit écrit à l’écran, au déploiement des trajectoires de personnages, à ce qu’on peut faire avec les voix intérieures dans la littérature et le cinéma. Je trouve les questions d’adaptation passionnantes.





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