Au FIFM, vous présentez «Diaries from Lebanon». Après «Trève» et «Je n’ai pas vu la guerre à Beyrouth», les révolutions de 2019 et l’explosion du port en 2020, votre filmographie semble mettre en conversation les colères et les espoirs générationnels. Peut-on dire que vous racontez votre Liban à travers le cinéma ?
Bien sûr, j’essaye de raconter le Liban qui est le mien, d’autant que c’est un pays où l’Histoire ne s’écrit pas. A l’école, on n’apprend pas comment nous avons été bouleversés et meurtris à travers les décennies. Sur les manuels, la chronologie s’arrête avant 1975 date du début de la guerre civile. Aucune allusion n’est faite à tout ce que nous avons vécu après. On essaye tout le temps d’oublier le passé, de le refouler, de pousser le peuple vers l’amnésie et dans l’amnistie.
Car oui, qui dit amnistie au Liban, dit amnésie et de ce fait, je conçois ce que je fais comme un travail contre l’oubli. C’est pour ne pas oublier qu’on a vécu une révolution, qu’on a assisté à l’explosion du port de Beyrouth, qu’on est en train de vivre une guerre, qu’on a déjà vécu un conflit armé dont on n’a pas su gérer les aboutissants.
Je ne sais pas si c’est cette envie de ne pas oublier qui ferait qu’on ne revivra plus de tels drames, mais je sais que je ne suis pas historienne, que j’aime raconter des histoires et que je suis dans le besoin urgent de documenter tout cela. En définitive, je parle du Liban pour parler de notre vie à nous.
La réalisatrice libanaise Myriam El Hajj
En racontant le Liban selon vous, comment avez-vous souhaité dépeindre le trauma intergénérationnel à travers l’écrivaine et journaliste Joumana Haddad, l’artiviste Perla Joe, Georges Moufarrej ?
Il y a une phrase que j’aime et que les gens reprennent toujours quand ils voient «Diaries from Lebanon». C’est le moment où Perla élabore l’idée d’avoir marre de gérer les traumas des générations de nos parents qui ont vécu la guerre civile et qui nous ont tannés avec ce passé meurtri, que nous portons sur les épaules. Aujourd’hui, on a besoin de gérer nos traumas à nous et je pense que chaque génération a ce besoin.
Chaque génération passe beaucoup de temps à gérer les blessures de celle qui l’a précédée. Moi, je l’ai fait avec «Trêve» pour comprendre ce que mon oncle et ses amis ont fait durant la guerre civile. J’ai vu des hommes qui ont combattu, qui ont vécu dans la violence, mais qui ont été aussi très blessés et profondément traumatisés.
Dans ce nouveau documentaire, j’ai abordé cet aspect à travers le personnage de Georges, qui porte les stigmates du passé. On a reproché beaucoup de choses à cette génération-là, mais j’espère que la nôtre gère ces traumas un peu mieux que les autres.
«Diaries from Lebanon» de Myriam El Hajj
Je n’oublie pas non plus que le Liban est un pays très dur, dans le sens où on encaisse constamment des traumatismes successifs qui restent dans le corps et l’esprit : une guerre après l’autre. Je me rends compte que mon pays est finalement dedans depuis très longtemps. Les moments de trêve sont une exception éphémère et la guerre une normalité.
Il y a un important travail cinématographique sur les archives pour mieux faire connaître les précédents contextes politiques, géopolitiques et sociaux de votre pays. Vous inscrivez-vous plutôt dans la documentation de la situation contemporaine pour que l’Histoire s’en souvienne et pour passer à autre chose ?
Aujourd’hui, c’est un besoin vital pour moi. Dans «Diaries from Lebanon», le personnage de Georges incarne le passé dont je ne veux plus parler. Je sens que nous sommes beaucoup plus ancrés dans le présent, qu’on est en train de changer quelque chose et qu’il ne faut plus essayer de changer l’ancienne génération. Ce n’est pas elle qui va bien voter et faire partie de la vie politique actuelle.
C’est à nous de prendre nos vies et nos destins en main. J’ai eu un réel besoin de parler donc de la génération de maintenant, d’où la présence de Joumana Haddad, qui incarne le présent dans le film. Perla, c’est l’ouverture vers le futur, un cri qui questionne notre présent à nous, s’interroge et cherche sa place, n’étant même pas née pendant la guerre civile.
Perla Joe dans «Diaries from Lebanon» de Myriam El Hajj
A partir de là, je me demande si on peut parler du présent et du futur en rêvant de ce dernier, sans avoir encore à gérer le passé. C’est peut-être tout le questionnement que je porte dans mes films et dont n’ai toujours pas la réponse. J’ai surtout un sentiment constant qu’à chaque fois qu’on avance, les obstacles qui se dressent face à nous viennent de ce passé non résolu, non révolu.
Si on vit encore une guerre avec Israël, c’est parce qu’on a fait de mauvais choix avant, c’est parce qu’on s’est enfoncé continuellement dans la corruption et l’impunité, avec les débris de la guerre civile qui sont encore là. Tout cela a affaibli notre Etat et le Liban est devenu la proie d’Israël.
Je me pose constamment cette question : Comment peut-on avancer sans gérer ? Je pense donc que dans mes prochains films, je ne voudrais parler que de l’avenir et à mes yeux, il est incarné par la femme, qui doit enfin prendre le pouvoir.
Dans «Diaries from Lebanon», je voulais d’ailleurs que Joumana Haddad [qui s’est présentée aux élections législatives de 2018, ndlr] accède au pouvoir. Pour autant, je pense que le passé aura encore une omniprésence dans ce que je fais, jusqu’à ce que j’y comprenne moi-même quelque chose.
Joumana Haddad dans «Diaries from Lebanon»
Vu la situation actuelle au Liban, votre documentaire devient-il avant-gardiste ? Il a été filmé avant le début de cette nouvelle guerre, mais ce rebondissement dans la grande Histoire nous fait voir ce que vous questionnez…
Merci pour cette question car elle est très juste et je ne sais pas si les gens voient le film comme cela, tout d’un coup. Etant rattrapée par la grande Histoire, je me rends compte effectivement que j’ai fait un film sur l’avant-guerre. C’est fou, d’autant que j’ai arrêté de filmer en 2022 pour commencer le montage.
C’était finalement une période de stagnation et deux ans plus tard, mon œuvre finale est devenue un traitement des prémices de cette guerre. C’est très perturbant pour moi de m’en rendre compte et d’avoir cette prise de conscience par rapport à mon propre travail.
Depuis des années, je suis convaincue que si on veut prendre la température d’un pays et savoir ce qui va s’y passer, il faut aller vers les artistes et non les politiciens. Les créateurs sont des observateurs du monde, à leur façon. En juillet dernier, je me suis lancée dans l’écriture d’un documentaire, où je commence par «quelques jours avant la guerre». Tout l’été, on voyait venir quelque chose de dramatique, tout en essayant de se convaincre que ça ne pourrait se produire. Aucun pays ne veut la guerre mais un mois plus tard, on a été dedans.
Je ne pourrais pas expliquer ce cheminement de pensée de manière logique, mais je fais partie de ceux qui observent, ressentent et analysent par la création artistique. Heureusement et malheureusement, «Diaries from Lebanon» est devenu un film sur l’avant-guerre, oui. On pensait qu’on faisait un documentaire sur une grande catastrophe, mais on ne savait pas qu’on allait en revivre une encore plus grande, et c’est tout le drame.