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Au-delà du trauma, d’autres-archives pour documenter les «années de plomb» [Interview]


Pourriez-vous nous en dire plus sur votre parcours académique et professionnel ?

Je suis chercheur interdisciplinaire, porté sur l’intersection de plusieurs domaines, notamment les études amazighes, arabes, francophones, le travail de mémoire, l’historiographie et les sciences humaines environnementales. J’ai été formé en littérature comparée, une discipline qui encourage l’expérimentation et la pensée innovante. Ceci m’a aidé à capitaliser sur mes intérêts pour les langues et l’interdisciplinarité.

En tant que comparatiste, vous travaillez généralement dans plusieurs langues et vous vous intéressez à des corpus de connaissances dont les études régionales, portées généralement sur une seule langue, ne tiennent pas compte. Les premiers travaux qui ont façonné mes intérêts interdisciplinaires se sont concentrés sur la violence d’Etat et la création d’archives au Maroc. En lisant à contre-courant de la théorie archivistique prédominante, qui suppose que les archives existent, mais qu’elles sont intrinsèquement incomplètes, mon premier livre «Moroccan Other-Archives: History and Citizenship after State Violence» (Autres-archives marocaines : histoire et citoyenneté après la violence d’Etat) est une tentative de porter l’attention sur le vide archivistique dans des contextes au-delà du domaine euro-américain.

Composer avec le silence des archives est une chose, et surmonter leur absence en est une autre, ce qui est le cas dans de nombreuses sociétés non euro-américaines. La méthodologie interdisciplinaire et multilingue que j’ai utilisée pour mener les recherches, dans le cadre de ce premier livre, m’a ouvert les yeux sur les avantages de décloisonner les approches une compréhension plus nuancée des questions que j’étudie. Cette prise de conscience m’a permis de penser différemment la place de la darija et du tamazight dans mes recherches. Elle a motivé mes efforts actuels pour réhabiliter le tamazight comme langue de pensée et de littérature, en questionnant les hypothèses ahistoriques réductrices, selon lesquelles la culture et la pensée du nord du tamazgha (Afrique du Nord-Ouest) ne seraient produites qu’en arabe et en français.

Dans votre livre «Autres-archives marocaines : histoire et citoyenneté après la violence d’Etat», vous évoquez le concept d’«autres-archives» comme une production de récits historiques alternatifs. Qu’est-ce qui caractérise ce concept et comment ces archives contribuent à son émergence et à sa reconnaissance ?

Ce livre est né de mes recherches sur les «années de plomb», la période entre l’Indépendance du Maroc en 1956 et le décès du roi Hassan II, en 1999. Comme l’a démontré l’Instance équité et réconciliation (IER), mise en place par le roi Mohammed VI en 2004, cette période a été marquée par un recours excessif à la violence d’Etat contre les voix dissidentes, quelle que soit leur idéologie politique.

L’Histoire a joué un rôle central dans les débats qui se sont déroulés au cours de la «décennie de la mémoire» au Maroc, entre 1999 et 2010. Mais l’absence d’archives officielles a posé un défi de taille aux historiens. Cela m’a amené à explorer le concept d’«autres-archives», que je définis comme n’étant «ni une histoire académique, ni une mémoire de première main, ni des archives conventionnelles». Ce sont des lieux où résident les histoires de ceux qui ont été exclus de l’Histoire et des archives classiques. Les autres-archives sont des espaces où les absents, les disparus, les indésirables reviennent pour remettre en question les conceptions prédominantes de l’identité et de la citoyenneté, tout en permettant la possibilité d’une Histoire différente de celle qui a toujours été communément admise.

Ces autres-archives sont nées du constat sur l’absence de documents officiels pendant les «années de plomb» au Maroc. Elles permettent de réimaginer l’Histoire de postindépendance, faisant de l’acte de réécriture un exercice de la citoyenneté en soi. En fait, la pluralité des débats et des versions historiques que les autres-archives permettent est salutaire pour toute société, qui souhaite éviter de penser en termes d’une vérité, d’une histoire et d’une réalité uniques.

Comment le concept d’«autres-archives» questionne l’historiographie traditionnelle, notamment dans le contexte des sociétés postcoloniales ?

Les autres-archives sont des sources de recherche historiographique. Elles sont produites par des citoyens intéressés par l’Histoire marocaine. Ce sont donc les producteurs d’autres-archives qui remettent en question l’historiographie. Les sources qu’ils créent comblent le vide laissé dans l’écriture de l’Histoire, par l’absence ou l’inaccessibilité des documents officiels. Elles fournissent des sources alternatives pour la reconstruction historique, en particulier pour les récits marginalisés. Ce concept déplace l’attention de l’incomplétude des archives existantes vers la création de nouvelles sources, permettant des récits plus inclusifs et plus diversifiés. Au-delà du Maroc, cette méthodologie est particulièrement pertinente pour les sociétés où les archives officielles peuvent être incomplètes, inaccessibles ou biaisées en faveur de certaines histoires, groupes ou communautés.

Votre livre explore la manière dont la production culturelle commémore les voix marginalisées. Quelles sont les formes qui remplissent cette fonction, et quels modèles émergent dans la manière dont ces voix réduites au silence sont commémorées ?

Les «autres-archives marocaines» ont utilisé une méthodologie interdisciplinaire et multilingue, pour aborder la production culturelle des Imazighen, des juifs et des détenus politiques. Si vous observez ces trois groupes pendant les «années de plomb», vous verrez que leur caractéristique commune a été le silence. Bien que les historiens marocains aient produit des recherches exhaustives au cours de cette période, ils se sont principalement concentrés sur le Maroc précolonial. En passant, ces sujets sont restés l’apanage des historiens et des anthropologues étrangers.

Pour les Imazighen, des historiens amateurs et activistes ont produit des «autres-archives» amazighes pour répondre à leur invisibilisation dans le discours officiel. En ce qui concerne les Marocains de confession juive, j’ai examiné ce que j’appelle «al-kitāba al-dhākirātiyya» (la littérature mnémotechnique) à travers laquelle les romanciers musulmans ont documenté la vie juive au Maroc. Ces productions traduisent l’effort de jeunes Marocains musulmans pour réactualiser une histoire restée essentiellement dans la mémoire des générations aînées.

Dans le cas des détenus politiques, notamment dans l’histoire de Tazmamart et de Derb Moulay Cherif, la production culturelle s’étend des mémoires des survivants au théâtre, en passant par les romans et le cinéma. Ces centres de détention, en particulier Tazmamart, sont devenus les lieux d’autre-archive transnationale qui relie le Maroc à l’Europe et aux Etats-Unis, voire à l’Egypte.

Ces différentes formes de production culturelle ont ouvert des brèches dans les récits historiques communément admis. Elles ont agi comme des espaces de préservation de mémoires qui, autrement, auraient pu être perdues. Ainsi, les autres-archives mettent en lumière les expériences des groupes marginalisés et contribuent à une compréhension plus inclusive de l’Histoire nationale.

Dans votre travail, vous explorez le lien entre le traumatisme, la violence d’Etat et ces archives alternatives. Quelle est la nature de cette interaction entre les trois ?

Les travaux de l’IER ont révélé que des milliers de Marocains avaient subi une violence d’Etat, ayant entraîné des traumatismes à la fois individuels et collectifs, au-delà même des victimes directes, de leurs familles et de leurs communautés directes. Le simple fait qu’une société entière ait été soumise à cette répression des autorités est traumatisant. Quand on sait qu’on peut finir en prison si on dit quelque chose susceptible d’être mal interprété, c’est traumatisant. Un aspect fascinant de cette question est inscrit dans le territoire. C’est pourquoi, l’IER a proposé des «réparations collectives» pour atténuer l’impact de ce vécu traumatisant sur les communautés.

La création d’autres-archives sert souvent à traiter et à documenter ce traumatisme. En plus d’archiver les séquelles psychologiques de la violence d’Etat, les autres-archives servent de plateforme pour exprimer ce qui autrement pourrait être inconnu, oublié ou non répertorié. Elles servent à la fois de registre des expériences traumatisantes et de moyen de traiter ce traumatisme au niveau sociétal.

L’ancien centre de détention d’Agdz / DRL’ancien centre de détention d’Agdz / DR

Cependant, les études sur les traumatismes restent peu développées au Maroc. Il est nécessaire de mener plus de recherches dans ce domaine, pour comprendre pleinement les implications de la violence d’Etat sur la société marocaine. Il faut espérer que les jeunes chercheurs marocains examineront ces domaines d’études en les appliquant à leur contexte de manière plus complète et plus exhaustive. 

Comment l’étude sur les traumatismes liés à la violence d’Etat a-t-elle évolué au Maroc, et quels défis restent à relever ?

Cette question mérite une réponse plus longue, mais nous pouvons dire que si les travaux de l’IER ont mis en lumière l’ampleur de la violence d’Etat, les études sur les traumatismes au Maroc sont restées à la marge. Il est donc urgent de mener davantage de recherches pour comprendre les implications à long terme des «années de plomb» sur la société marocaine.

Le défi consiste à développer une compréhension nuancée du traumatisme collectif et de ses effets intergénérationnels. Il est nécessaire de mener des entretiens avec les générations plus âgées et plus jeunes pour déterminer comment les expériences des parents ont impacté les jeunes et comment ces derniers font face à cet héritage. C’est un domaine dans lequel une plus grande attention scientifique est importante, pour saisir pleinement les impacts psychosociaux de cette période.





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