Dans le pourtour méditerranéen, les civilisations ont toujours innové dans la fabrication de leur huile d’olive, qui a eu des fonctions alimentaires, mais aussi utilitaires au-delà des assiettes, à des fins médicales traditionnelles ou même pour l’éclairage. Au fil des millénaires et des siècles, les populations ont même développé des variétés propres à leurs terroirs, en fonction des spécificités du sol, du climat et des variétés du fruit dans chaque contrée, ainsi que des particularités du savoir-faire local.
Rapidement, cet or vert a été érigé au rang d’aliment-médicament, qui fait la base du fameux régime méditerranéen. Il est devenu alors un incontournable de toutes les tablées, de l’Orient, comme en Palestine et en Egypte, à l’Afrique du Nord, comme au Maroc ou en Tunisie, en passant par le sud de l’Europe, comme en Grèce, en Italie, ou encore en Espagne.
En effet, les pratiques de l’oléiculture, y compris l’extraction de l’huile d’olive, seraient aussi anciennes que l’émergence de l’agriculture en elle-même, il y a environ 8 000 ans en Orient et en Mésopotamie. L’existence de l’olivier à l’état sauvage remonterait à plus de 14 000 ans, tandis que les premières traces des plantations agricoles documentées dateraient de 3 000 ans avant notre ère.
Autant dire que cette activité est ancrée dans l’ADN de l’humanité et des populations anciennes, qui ont diffusé ce savoir-faire dans le pourtour, où l’arbre fruitier a eu également une symbolique importante dans la mythologie et les croyances anciennes. Dans les religions monothéistes, l’olivier revêt tout autant une dimension noble, associée à la sacralité de la vie, à la pureté et à la divinité.
Dans «Savoirs paysans autour des huiles d’olive, (zaytun, Olea europaea var. europaea) et d’oléastre, (əl-bərri, Olea europaea var. sylvestris) Rif, nord du Maroc» paru dans «Les sociétés jbala et la nature» (2017), les chercheurs Yildiz Aumeeruddy-Thomas et Dominique Caubet soulignent les récits historiques attestant que les amazighs ont utilisé déjà exploité l’olivier au milieu du IVe siècle avant J.-C, soit il y a environ 2500 ans.
Au Maroc, nombre de régions sont ainsi connues pour leurs oliveraies et la qualité l’huile qu’elles donnent, surtout dans des chefs-lieux historiques et ancestraux comme les montagnes de l’Atlas, l’Anti-Atlas, le Souss, le Rif ou encore les hauteurs entre Fès et Meknès, ainsi que les zones d’Ouezzane, de Khénifra et de Beni Mellal, de Marrakech, d’Agadir, ou encore de Taza, de Nador et d’Al Hoceïma. Généralement, l’activité traditionnelle revêt un caractère d’organisation familiale, avant l’industrialisation massive de la filière.
Alwana, une marque de fabrique des femmes
Aux confins du pays des Jbala, c’est à Taounate qu’une huile rare et de grande valeur a longtemps été extraite par les femmes. La production de Alwana est en effet assurée, grâce à un savoir-faire transmis depuis des siècles, de mère en fille. Contrairement à la méthode classique, qui connaît la participation des hommes principalement, mais aussi des femmes, ce procédé particulier rejoint celui de l’huile d’argan, que les femmes dans le Souss supervisent exclusivement.
Dans les oliveraies à perte de vue à Taounate, aussi bien que dans des régions de Taza et de Nador, la tradition exige qu’une partie de chaque récolte de la saison soit consacrée à la production d’Alwana. Marque de fabrique des héritières de cette tradition féminine, cette variété fait partie de ces composantes vitales qui font la réputation internationale de leur terre d’origine.
A Taounate, Hayat Ezzouak est l’une des femmes qui maîtrisent rigoureusement cette pratique et qui connaissent les ficelles de toute la chaîne du métier, jusqu’au produit fini. Faisant honneur au leg de ses aïeules, elle préside la coopérative Aïn Leila, à la tête de laquelle elle supervise personnellement toutes les étapes. «C’est comme cela que nous avons vu nos mères et nos grands-mères faire. Nous avons appris d’elles par l’observation et la pratique», nous déclare-t-elle
Auprès de Yabiladi, elle explique le processus en insistant sur la cueillette précoce du fruit servant à l’extraction si particulière de Alwana. «L’olive destinées à cette variété d’huile est cueillie avant que le fruit ne soit complètement mûr. Nous procédons donc avant la saison communément admise, contrairement à la matière première destinée à la production conventionnelle, qui exige une récole arrivée à maturité», nous dit-elle. Vient ensuite la phase de torréfaction, une étape déterminante et bien délicate, voire décisive pour réussir la production.
«Il s’agit de faire griller nos olives encore ‘vertes’, en quelque sorte, mais pas de n’importe quelle manière. Nous y procédons dans les fourneaux traditionnels en terre, que l’on allume, puis que l’on nettoie de la braise éteinte, afin d’effectuer ensuite la torréfaction. Cette étape demande beaucoup de patience et d’attention, puisqu’elle dure généralement jusqu’au lendemain. Nous obtenons enfin un fuit séché de son eau, qui ressemble visuellement aux dattes et qui est principalement riche de son huile.»
Hayat Ezzouak
L’olive séchée est écrasée à l’aide d’une pierre, une autre étape aussi importante que physique dans la préparation de Alwana. «Après cela, nous utilisons le brasero traditionnel (mejmar) sur lequel nous mettons un récipient de terre, pour malaxer la substance obtenue, en y ajoutant de l’eau. La pâte obtenue est pétrie, au fur et à mesure qu’elle chauffe», nous explique encore Hayat Ezzouak.
La substance sert ensuite à «extraite l’huile, en utilisant des paniers de ‘doum’ et un mécanisme de presse manuelle spécialement conçu pour Alwana, constitué principalement de deux planches en bois, pour filtrer l’huile. On effectue enfin la mise en bouteille du produit, qui a une texture épaisse, une couleur particulière et une saveur unique, pouvant accompagner les plats et les collations», ajoute l’artisane de Alwana.
Un succès au-delà du terroir
Au-delà des difficultés, Hayat Ezzouak affirme que «quelle que soit la récolte de la saison et abstraction faite des défis climatiques, la production de Alwana est indispensable au terroir, ne serait-ce qu’un litre de l’ensemble». «Dans le chef-lieu, il est inconcevable de prévoir une récolte de la saison sans en extraire cette variété», affirme-t-elle. En plus de garantir une denrée locale essentielle, il s’agit ainsi de perpétuer une tradition locale qui connaît un engouement national et international, mais dont les connaisseuses comme Hayat Ezzouak sont de plus en plus rares.
Le prix de vente dénote également de la complexité du processus de production. «Lors du dernier Salon régional de l’agriculture, Alwana a été vendue à 200 dirhams le litre, sachant que les tarifs de l’huile d’olive conventionnelle ont été globalement autour de 80 DH. Notre variété locale est précieuse, d’autant que l’extraction de quelques litres demande une quantité considérable du fruit, outre l’effort manuel des femmes qui effectuent la préparation sur plusieurs jours», nous explique-t-elle.
Par ailleurs, la présidente de la coopérative indique que cette pratique, aussi ancestrale et particulière soit-elle, ne bénéficie pas encore d’un intérêt d’envergure pour sa préservation en tant que patrimoine. «Aujourd’hui, les jeunes générations s’intéressent malheureusement moins à la valeur de cet héritage et à l’importance de le perpétuer», nous confie-t-elle. Pour autant, le succès de Alwana dépasse les frontières.
Dans ce sens, Hayat Ezzouak affirme recevoir des commandes de consommateurs des autres régions du Maroc, mais aussi de l’étranger. «Avoir une bouteille de cette huile chez soi, encore plus lorsqu’on est originaire de Taounate ou généralement du pays, c’est comme emporter avec soi une partie de ce territoire, connu pour l’abondance et la qualité de ses oliveraies», nous déclare fièrement l’exploitante.
Des pratiques féminines à conserver
Ethnologue et présidente-fondatrice de l’Association techniques rurales de Méditerranée (ATERAM), Narjys El Alaoui a consacré une partie de l’un de ses articles scientifiques à ce savoir-faire féminin. Dans l’édition «Temps, corps, techniques et esthétique» de la revue anthropologique spécialisée Techniques & Culture, 2007, la chercheuse a proposé une analyse exhaustive, dans son écrit «Une presse à huile au Maroc». Elle souligne notamment la dimension écologique de l’extraction ancestrale de Alwana, où «il n’y a pas de décantation, les olives ayant perdu les margines amères dans la chaleur du four».
Selon elle, l’exemple de ce procédé est «caractéristique d’un savoir technique féminin et régional», inscrit dans la lignée des «autres processus féminins d’extraction de l’huile». Ainsi, «on observe à Taounate et à Ouazzane, mais aussi dans le Souss, des procédés antérieurs ou concomitants au pressoir à coins» nécessitant un effort physique et «des outils rudimentaires». Elle relève notamment «cinq manières de faire illustrent ce procédé qui consiste à écraser les olives entre deux pierres et à installer la pâte obtenue dans un linge disposé sur une pierre inclinée recevant une charge de pierres superposées».
Parmi elles, la chercheuse mentionne l’olive fraîche (vert-rouge), «écrasée à la pierre, triturée et pressée à la main avec ajout d’eau chaude», pour obtenir une huile par décantation. «L’olive est écrasée entre deux grosses pierres surélevées (sur une table par exemple), la pierre du bas étant inclinée pour permettre l’écoulement du liquide oléagineux dans un plat en terre cuite, placé au-dessous. Ce procédé de pression ne nécessite aucune intervention», note encore l’article.
Par ailleurs, «l’olive verte gaulée est concassée, comme pour l’«alwana», puis déposée dans une jatte. L’huile décantée est écopée à l’aide d’une étoffe de laine (mndil dial suf). La pâte restante est installée dans les paniers et abandonnée à la presse domestique». À Ouazzane (Zoumi), «la pâte d’olives est foulée dans une cuve dallée (ssahrij) installée dans l’oliveraie, alimentée par l’eau de source ou de pluie ; l’huile décantée est recueillie par écopage à l’aide d’une étoffe de laine, appelée ici sntafa».
Narjys El Alaoui note aussi que «dans le Souss, les olives vertes cueillies à la main sont brisées entre deux pierres puis mises à cuire à la vapeur dans un couscoussier et pressées entre les doigts». «L’huile ainsi exprimée est nommée ‘tahlwant’», souligne-t-elle, ajoutant que «le fait que ces procédés féminins n’aient subi aucun ‘perfectionnement’ ne saurait être élucidé sans l’éclairage du contexte anthropologique de zones éloignées des voies de circulation».
A ce titre, elle rappelle que dans le monde rural, «le rôle primordial de la femme (mère ou épouse) est de gérer rigoureusement la matière culinaire de base (ici céréales et huile d’olive), son statut, sa respectabilité et son honorabilité sont intimement liés à ce savoir technique». Pour couvrir le manque de cette matera prima, «le choix culturel est fait de réaliser son huile propre, dans l’indépendance de l’espace domestique et lignager qui est le sien avec les outils adaptés à son mode de vie», explique la chercheuse.
De ce fait, «on remarque qu’outil rudimentaire, procédé technique et travail musculaire, mobilisent une mémoire de femmes : corporelle (position assise/courbée) ; technique (construction de fours, poteries) ; spatiale (domestique, verger) ; temporelle (cueillette et moisson saisonnières) ; économique (gestion domestique)».