De 1912 à 1956, l’histoire de la lutte nationale contre la colonisation a été marquée par plusieurs étapes. Le combat menée par les Marocains pour arracher aux colons l’indépendance du royaume n’a pas été un long fleuve tranquille. Et les dernières années précédant l’indépendance ont été des plus meurtrières, écrites par une France déterminée à se maintenir au pouvoir au Maroc face à une résistance aspirant à la liberté. Dès 1950, la résistance nationale décide de franchir une étape cruciale ; celle de la lutte armée. L’exil du sultan Mohammed Ben Youssef et de la famille royale, le 20 août 1953, a constitué, sans aucun doute, le point de non-retour dans la lutte armée. Moins d’un mois plus tard, soit le 11 septembre 1953, le martyr Allal Ben Abdellah tentera d’assassiner Mohamed Ben Arafa, que les autorités coloniales venaient de désigner comme successeur à Mohamed Ben Youssef. Cet événement marquera ainsi la détermination de tout un peuple aspirant à la liberté et le sacrifice d’Allal Ben Abdellah servira de catalyseur.
Nous sommes le 10 avril 1947. Le sultan Mohammed Ben Youssef se rendait à Tanger, en compagnie du prince héritier Moulay Hassan et de la princesse Lalla Aicha. L’occasion de prononcer un discours historique qui marquera la rupture entre la monarchie alaouite et la Résidence générale.
Le sultan Mohammed Ben Youssef quittant Tanger samedi 12 avril. / Ph. «Mémoires du patrimoine marocain»
Ce déplacement et le discours du souverain chérifien auront par la suite des échos dans presque l’ensemble des pays de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, en passant par le sénat français. Ce qui poussera les autorités coloniales à rappeler Eirik Labonne, résident général pour le remplacer par le Général Alphonse Juin dès mai 1947. La crise entre le sultan et la Résidence générale se poursuivra même après le déplacement du sultan en France en octobre 1950. Un an plus tard, soit en juillet 1951, Juin est remplacé par Augustin Guillaume. Le bras de fer entre ce dernier et le sultan Mohammed Ben Youssef se soldera par la déposition du sultan chérifien. Il est alors remplacé par son oncle, Mohammed Ben Arafa.
Une Ford décapotable et un grand couteau pour assassiner Ben Arafa
Né vers 1886 à Fès, Mohamed Ben Arafa n’est pas issu d’une famille ordinaire comme le laisse entendre certains livres d’histoire. Il est bel et bien un Alaouite : du côté de son père, il est le fils de Moulay Arafa, fils du sultan Mohammed ben Abderrahmane alias Mohammed IV. Ben Arafa est donc le cousin des sultans Moulay Abdelaziz, Moulay Hafid et Moulay Youssef. De côté de sa mère, Mohamed Ben Arafa est le fils de Lalla Noufissa, cousine de Madani el-Glaoui, frère de Thami el-Glaoui.
Le 21 août 1953, alors qu’il avait près de 67 ans, Ben Arafa est placé sur le trône. Il est alors qualifié de «Sultan des Français» par le peuple marocain malgré le soutien de la Résidence général et des Oulémas de Fès. Parallèlement, la résistance nationale se préparait à franchir le pas vers la lutte collective menée contre la France coloniale. Pourtant c’est l’œuvre d’un seul militant qui préciiptera les évènements.
Le 11 septembre 1953, Ben Arafa quitte le Palais royal de Rabat vers la mosquée pour accomplir la prière du vendredi. «Nommé il y a quelques semaines (…), c’est la première fois qu’il accomplira ce rituel hebdomadaire», rapporte un reportage de British Pathé, datant du 1953. Et on connait la suite.
Sans préparation ni soutien ou moyen, Allal Ben Abdellah utilisera ses propres économies pour acheter une voiture de type Ford décapotable et un couteau de grande taille. Dans les «Mémoires du patrimoine marocain», Jamal Ennaji et Ahmed Akhchichen racontent dans son tome 7 que le martyr apprendra la première sortie du «Sultan des Français» via la radio. «Il s’arrêtera avec sa voiture près du Mechouar en attendant l’apparition du cortège. Avec courage et détermination, il foncera sur le cheval d’Ibn Arafa qui tombera avec l’homme sur son dos», poursuivent les deux historiens.
Allal Ben Abdellah tentera d’assassiner Ben Arafa, mais la sécurité du «Sultan des Français» l’empêchera d’arriver au bout de son acte. Celui que les Marocains qualifient d’imposteur s’en sortira presque indemne. Allal Ben Abdellah est alors abattu par balle par l’officier Mohamed Belhouari.
Une deuxième tentative d’assassinat à Marrakech
Mais ce n’est pas tout. L’éviction du sultan Mohammed Ben Youssef le 20 août 1953, sera suivie par une série d’événements. Le 24 décembre, une bombe explose au marché central de Casablanca faisant 18 morts et 40 blessés parmi les Européens. Dès l’année 1954, la résistance multiplie ses opérations, visant d’abord Thami El-Glaoui, Pâcha de Marrakech, dans la mosquée Koutoubia à Marrakech le 20 février, puis le résident général Augustin Guillaume, le 24 mai.
Le lendemain de l’attaque à Marrakech, Mohammed Ben Arafa échappera à une deuxième tentative d’assassinat. Attendu en visite officielle dans la ville ocre, il sera visé cette fois par une grenade, en pleine prière du vendredi à la mosquée Berrima. «Les images se révèlent ici catastrophiques pour la France coloniale et même le commentaire rassurant ne peut masquer l’ampleur du désastre marocain. Du ‘’chaleureux accueil’’ réservé par la capitale du sud, le spectateur devine plus ou moins une foule masquée par les forces de l’ordre et entr’aperçoit, en plan moyen, un attroupement de curieux, dont quelques gamins qui applaudissent mollement», raconte un reportage de l’Institut français national de l’audiovisuel (INA). «Du ‘’sourire’’ que Mohammed Ben Arafa aurait adressé à ses concitoyens après l’attentat manqué, le spectateur retient surtout l’habit blanc ensanglanté du souverain soutenu par le Glaoui. La faiblesse du ‘’sultan des Français’’ crève ici l’écran», commente le journaliste.
Le 1er octobre 1955 ou la fin du «règne» de Ben Arafa
Le sacrifice effectué par Allal Ben Abdellah a pu marquer l’ébauche d’une résistance armée qui durera près de deux années. L’instabilité criante du royaume chérifien et la mobilisation des Marocains, corps et âmes, poussent le gouvernement français à nommer, dès juin 1954, Francis Lacoste comme nouveau résidant général. Il est lui-même remplacé, un an plus tard, en juin 1955, par Gilbert Grandval. Dès son arrivée au Maroc, le nouveau résident général est accueilli par un attentat qui fait 6 morts et une trentaine de blessés européens : la bombe du café Mers Sultan à Casablanca, le 14 juillet 1955.
En août 1955, Gilbert Grandval, reconnaissant son échec dans la gestion de cette crise aux racines bien plus profondes, est remercié. Le même mois, la commémoration de l’anniversaire de la déposition du Sultan, le 20 août, est marquée par divers incidents ayant eu lieu à Oued Zem, Khouribga, El Jadida et Khemisset. Gilbert Grandval est remplacé le 31 août 1955 par le général Pierre Boyer de Latour, un fin connaisseur du Maroc qui quittera ses fonctions trois mois après, laissant sa place à André Dubois.
Parallèlement, le mois d’août 1955 est aussi marqué par la rencontre franco-marocaine à Aix-les Bains qui se soldera par la déposition de Ben Arafa et la formation d’un conseil de tutelle. Le 1er octobre 1955, Mohamed Ben Arafa abdique et s’en va pour Tanger, alors ville internationale. Le 16 novembre 1955, le sultan Mohammed Ben Youssef – futur roi Mohammed V – et sa famille débarquent à l’aéroport de Rabat. Le Maroc vient de gagner sa dernière bataille pour l’indépendance. Cela sera confirmé deux jours plus tard, avec son discours du Trône.
Mohamed Ben Arafa quittera Fès pour Tanger puis pour Nice après le retour de la ville du Détroit sous souveraineté marocaine. Le «Sultan des Français», exilé de son pays, maudit par les Marocains et les livres d’histoire, qualifié de «traitre», décédera à Nice le 17 juillet 1976.