Une mine d’or. C’est pour le moins ce qui définirait «La Razzia septentrionale – l’Histoire des raids corsaires barbaresques de Salé et d’Alger sur l’Islande en 1627» (éd. La Croisée des Chemins – 2025), premier ouvrage en français qui rend accessibles des sources islandaises inédites, afin de mieux renseigner sur les incursions salétines et algéroises vécues dans l’île, au XVIIe siècle. Un travail académique et pédagogique nécessaire, qui comble enfin le vide des connaissances sur ce fait marquant et commun aux deux régions, aussi lointaines soient-elles. Les 400 ans de cette double incursion sont commémorés en 2027, un contexte adéquat pour en savoir plus sur ce qui s’est passé.
Par un été de 1627, les côtes sud-ouest de l’Islande sont investies par une flotte corsaire nord-africaine. Elle est menée par l’amiral de Salé, le renégat néerlandais Jan Janszoon van Haarlem, connu sous le nom de Murat-Raïs. La mission consiste d’abord en une opération éclair dans le village de pêcheurs de Grindavík et de Bessastaðir. Hommes, femmes, enfants, des dizaines d’habitants locaux sont faits captifs. Trois semaines plus tard, c’est l’escadrille d’Alger menée par le renégat flamand Murate Flamenco qui investit le sud-est (Djúpivogur et Lón), ainsi que les îles de Vestmann.
Les renégats européens venus en Afrique du Nord mènent l’incursion
En tout, plusieurs dizaines de personnes auraient été tuées et jusqu’à 500 autres auraient été tenues en captivité, un bilan précis étant difficile à déterminer. A bord des navires des corsaires, les captifs sont conduits vers l’Afrique du Nord, où ils sont vendus sur les marchés d’esclaves de Salé et d’Alger. Fruit d’un travail minutieux qui a permis de regrouper des textes jamais publiés en dehors de l’Islande, «La Razzia septentrionale – l’Histoire des raids corsaires barbaresques de Salé et d’Alger sur l’Islande en 1627» retrace les faits à partir des écrits, des correspondances et des documents inédits traduits par Karl Smári, Adam Nichols et Jade Carameaux-Jurewicz, avec le soutien du Centre de littérature islandaise (Miðstöð íslenskra bókmennta).
L’ouvrage est une preuve historique de l’impact de ces raids sur la mémoire collective en Islande, où ils sont communément appelés Tyrkjaránið (raid des Turcs). Sans lien direct avec la Turquie, cette appellation trouve son origine dans la tendance européenne de l’époque à rattacher les musulmans au très influent Empire ottoman. Professeure d’Histoire moderne à l’Université Hassan II de Casablanca, Leila Maziane explique que ces écrits «font observer la grande confusion» concernant cet épisode, avec une tentative de «démêler le vrai du faux» sur le bien-fondé de ce double raid maghrébin.
L’incursion s’effectue à l’heure des grandes ententes qui «ont eu lieu pendant trois siècles entre les marins du Maroc et ceux d’Alger, qui observaient le plus souvent un souci réel de sauvegarder des intérêts étroitement imbriqués». Dans le temps, les pirates des deux contrées écument les mers de l’Atlantique Nord. Ils pactisent aussi pour une «économie de la rançon», notamment pour le transfert facilité des captifs, d’un port à l’autre. Par le passé, cette pratique a fait ses preuves. Au XVe siècle, Sayyida al-Horra n’a-t-elle pas défendu bec et ongles son chef-lieu de Tétouan grâce à une alliance stratégique avec les corsaires ottomans algérois, dans sa détermination à en finir avec la puissance ibérique.
Kheir ad-Din, fondateur du royaume d’Alger (1515) et appelé communément Barberousse, a été d’un grand soutien à la gouvernante andalouse de Tétouan. Celle-ci sera même surnommée «Barberoussa Tetouania» par les Espagnols, qui subissent des expéditions punitives violentes, depuis l’alliance des flibustiers marocains et algériens. A ce titre, l’ouvrage sur Tyrkjaránið note que la «razzia septentrionale» en Islande est «aussi familière aux Islandais que le récit du débarquement du Mayflower à Plymouth Rock l’est pour les Américains, ou la défaite de l’Armada espagnole pour les Britanniques, ou encore le siège de La Rochelle pour les Français».
En outre, ce fait historique met en exergue «un autre aspect de la guerre de course maghrébine, celui de sa dimension atlantique et du glissement sans précédent de sa géographie vers les espaces océaniques», dans le même contexte de solidarité entre les corsaires de l’Afrique du Nord, comme l’Histoire l’a déjà démontré au niveau régional.
Justement, l’ouvrage rappelle que les manœuvres, connues jusque-là au niveau de la Méditerranée, connaissent un détachement de la région à partir du XVIIe siècle. Cette nouvelle phase est marquée par des pillages corsaires à une plus grande portée, notamment par le fait que la région musulmane accueille les convertis des pays chrétiens d’Europe, dits «renégats».
Carte de l’Islande en 1600 / Source : Felir
La fin du XVIe siècle et le début du XVIIe en Afrique du Nord sont d’ailleurs connus pour l’arrivée importante de ces contingents. Ils sont surtout issus des Pays-Bas et d’Angleterre, deux pays en conflits sanglants avec l’Espagne, sur fond de la guerre de Quatre-Vingts Ans (1568-1648), de la révolte des Gueux (1566 – 1568) et de la guerre anglo-espagnole (1585-1604).
Une continuité des activités après les traités de paix européens
Avec la signature du traité de paix entre l’Angleterre et l’Espagne en 1604, ainsi que la trêve de douze ans, actée entre le royaume ibérique et les Néerlandais en 1609, les corsaires qui ne se sont pas dissouts sont à la recherche de nouveaux ports d’attache. Ils élisent domicile en Afrique du Nord, à partir desquels ils renforcent ainsi les activités, avec la construction de navires permettant de sortir de la Méditerranée.
De là, les corsaires barbaresques lancent des incursions sur la côte atlantique ibérique et rallient même la Manche. Des expéditions longue distance sont menées par les renégats vers les îles Canaries, les Açores, les îles Féroé, mais aussi l’Islande, rappelle l’ouvrage. En Islande, les conquérants salétins capturent des locaux et mettent la main sur deux navires marchands danois, dont un avec son équipage.
Atteignant ensuite la résidence du gouverneur danois de l’île, les corsaires battent en retraite après leur échenc à s’emparer des taxes de la couronne danoise, pour s’attaquer ensuite aux bateaux de pêche anglais. Par crainte d’une confrontation d’envergure avec les forces de protection anglaises, les voiles sont remis rapidement vers la cité pirate marocaine. Pas moins de 60 à 70 captifs y sont conduits, principalement des Islandais, de marins danois et de pêcheurs anglais, outre l’un des deux navires marchands danois.
Pour leur part, les corsaires d’Alger à bord de deux navires ont mené des raids tuant une douzaine de personnes et enlevant une centaine d’autres. A l’aide d’un troisième navire, des attaques sont menées sur l’île d’Heimaey, dans l’archipel de Vestmann. Trois douzaines de personnes sont tuées et près de 250 sont faits captifs, soit près de la moitié de la population de l’île. Après quoi, les pirates accostent à Alger, avec un navire marchand danois et près de 400 captifs.
Ces événements sont retracés à travers des témoignages personnels, qui traduisent la douleur collective laissée chez les locaux ayant vécu la double incursion. En témoignent surtout les lettres émouvantes des captifs islandais d’Alger, envoyées entre 1620 et 1630. Les sources manuscrites revêtent un caractère encore plus inédit, lorsqu’on connaît la tradition littéraire dans le pays, qui a compté une seule imprimerie tenue par l’Eglise, durant ces années-là.
Les chroniques de Björn Jónsson
Dans ces circonstances, il aura fallu attendre seize ans après les raids corsaires barbaresques, pour qu’un érudit islandais renseigne davantage sur les faits. En 1643, Björn Jónsson rédige en effet une chronique à partir de récits de première main. Regroupés dans «Tyrkjaráns-saga» (La saga du raid turc), les écrits reprennent aussi des documents originaux, disparus au fil des siècles.
Ce qui en reste actuellement sont ces chroniques, qui citent notamment le révérend Ólafur Egilsson, pasteur luthérien parmi les captifs, dont l’épouse enceinte et les deux enfants emmenés à Alger ont été vendus comme esclaves. Shérif local des îles Vestmann, Kláus Eyjólfsson a quant à lui fait un rapport sur la razzia des corsaires d’Alger, peu après l’incursion. Il cite des témoignages oculaires.
Ces éléments historiques donnent des clés de compréhension sur les facteurs déterminants dans l’élargissement du périmètre concerné par les incursions corsaires alliés aux renégats, jusqu’à rallier l’Islande, d’autant que l’activité marine néerlandaise est connue pour avoir été l’une des meilleures de son temps.